Au
fur et à mesure que la Croatie avançait dans la Coupe du Monde des
articles ont commencé à pointer les incidents répétés de la part de
certains supporters et joueurs croates impliquant des gestes et actes
nationalistes, voire de revendication du fascisme. Entre montée de
l’extrême droite et amalgame, comment peut-on expliquer la banalisation
du symbolisme nationaliste d’origine fasciste ?
Philippe Alcoy
D’un point de vue sportif, la performance croate dans la Coupe
du Monde 2018 relève de l’exploit. Alors que les Messi, Ronaldo, Neymar
disaient au revoir tôt dans la compétition, la Croatie de Luka Modrić
arrivait en finale et rendait la tâche très rude à une très bonne équipe
de France.
Cependant, cet exploit sportif a été terni tout au long de la
compétition par les « révélations » sur les anciens incidents à
connotation nationaliste de la part de supporters et joueurs croates.
Aussi, des « scandales » ont été révélés pendant la Coupe elle-même.
En effet, quand la Croatie s’est qualifiée pour la Coupe du Monde de
2014, l’une des figures de l’équipe de l’époque, Josip Simunić, se
dirigeait à la foule avec les mots : « Za dom, spremni » (« pour la
patrie, nous sommes prêts ! »). Ce slogan était utilisé par le mouvement
fasciste Ustaši dans l’Etat Indépendant Croate dans les années 1930. Ce
régime était en réalité une marionnette de Mussolini et son
gouvernement composé de bandits et criminels fascistes. Ce caractère
« lumpen » du régime Ustaši en Croatie (et Bosnie) est dépeint de façon
brillante par Ivo Andrić dans son petit roman Titanic.
Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Après la victoire éclatante 3-0
contre l’Argentine lors de cette Coupe du Monde, le défenseur Dejan
Lovren apparaissait sur une vidéo entonnant une chanson d’un groupe de
musique d’extrême droite dont les paroles incluent ce slogan d’origine
fasciste.
Une autre ancienne affaire a également été mise en avant par la
presse au cours de la compétition : il y a quelques années, lors d’une
rencontre contre l’Italie à Livourne des hooligans croates ont dessiné
une « swastika humaine ».
A cela il faudrait ajouter l’incident provoqué par le défenseur
croate Domagoj Vida, ex joueur du Dynamo de Kiev, après le match où la
Croatie a éliminé la Russie où l’on le voit chanter sur une vidéo
« Gloire à l’Ukraine », une expression rentrée dans le quotidien en
Ukraine mais dont l’origine remonte à des groupes fascistes qui ont
collaboré avec les nazis durant la Seconde Guerre Mondiale.
Enfin, cerise sur le gâteau, l’équipe croate a eu le soutien tout au
long de la compétition de la présidente Kolinda Grabar-Kitarović, à la
tête d’un gouvernement de droite dure, nationaliste et ultra-catholique.
L’Occident pour sauver l’honneur de la « démocratie »
Ainsi, tout était prêt pour « détester » l’équipe croate et ses
« supporters fascistes ». Certes, l’exposition médiatique, fruit de la
progression dans la compétition, implique de s’exposer à des critiques
et au resurgissement de certains « dossiers encombrants ». Mais la
quantité d’articles avec l’axe de dénonciation du « fascisme croate »
surprenait, notamment à l’approche de la finale contre la France.
Car si ces gestes et attitudes exprimant un nationalisme
réactionnaire sont condamnables, la dénonciation de ceux-ci apparaissait
plus comme une façon de légitimer, non juste l’image des équipes des
pays impérialistes, mais les pays impérialistes eux-mêmes, responsables
de tant de crimes à travers le monde ; une tentative de légitimer
symboliquement leur « modèle » soi-disant démocratique à l’heure où les
régimes et les partis libéraux sont fortement contestés, à droite comme à
gauche.
La Croatie en finale, exploit sportif, avait en réalité tout pour
avoir le soutien large d’une grande partie des supporteurs de football
dans la vieille mais efficace logique de soutenir les plus « faibles »
contre les puissants. Mais la politique n’est jamais loin du football,
et encore moins de la Coupe du Monde. La victoire de la France devait en
quelque sorte symboliser la victoire de la « démocratie libérale »
contre le « danger nationaliste et populiste ».
Ainsi, l’ex rédactrice en chef de Playboy, Monica Maristain, ne s’en
cache pas dans son article pour le site mexicain Sin Embargo. Dès le
titre elle fait une amalgame spectaculaire : « La Croatie, l’équipe qui a
fait histoire : l’expression du nouveau fascisme en Europe ? ». Et
après avoir expliqué à quel point l’équipe croate est « fasciste », en
mélangeant au passage une affaire de corruption impliquant la star de
l’équipe Luka Modrić (même si cela n’a rien à voir avec le fascisme),
elle conclut : « ainsi vont les choses, pour Mick Jagger, pour Rod
Steward et pour Elton John, il aurait été beau que l’Angleterre gagne »
(rappelons que la Croatie a éliminé l’Angleterre en demi-finale).
Restauration capitaliste et banalisation du symbolisme nationaliste réactionnaire
Au-delà de la manipulation cynique et hypocrite de cette question par
la presse occidentale, il est intéressant de s’interroger sur comment
des symboles tirés directement du régime fasciste croate se sont
banalisés à ce point dans la société croate, et partout ailleurs en
Europe centrale et de l’est, notamment dans les Balkans. On pourrait
commencer à trouver des réponses dans le processus réactionnaire de
restauration capitaliste en clé nationaliste.
Car en Croatie il n’y a pas seulement eu un régime fasciste fantoche,
des milliers d’ouvriers et paysans croates, ensemble avec des serbes et
bosniaques, se sont battus contre l’invasion nazi et contre les
fascistes et monarchistes locaux au sein du mouvement des Partisans ; la
résistance populaire dans les Balkans a eu raison des forces nazies à
la différence de pays comme la France où la bourgeoisie impérialiste a
capitulé face à Hitler presque sans livrer combat.
Au cours du processus de dissolution de la Yougoslavie
« socialiste », les courants nationalistes se sont appuyés sur les
brèches créées par le titisme pour mener la restauration du capitalisme
dans chaque république sous un discours nationaliste réactionnaire, en
réhabilitant toute la symbolique fascisante des années 1930-1940 (les
Ustaši en Croatie, les Četnik en Serbie).
Les puissances impérialistes ont été (et le sont encore) complètement
complices de ces régimes restaurationnistes et nationalistes. Ainsi, le
criminel de guerre Franjo Tudjman, premier président de la Croatie
indépendante, a été encensé par les différents gouvernements européens
et des Etats Unis. Aussi, les occidentaux, pour rendre « irréversibles »
le processus de restauration capitaliste ont eu une politique de forcer
les gouvernements post-socialistes à réhabiliter les combattants
fascistes des Balkans pour pouvoir restituer leurs biens à leurs
héritiers.
(Sur la photo le président nord-américain Bill Clinton et Franjo Tudjman en 1996)
C’est donc dans ces processus politiques et économiques qu’il faut
trouver les origines de la banalisation des discours, gestes et actes
nationalistes d’origine fasciste. En période de crise, ces tendances
nationalistes ne font que s’accentuer. Mais contrairement au racisme
subtil développé en Europe selon lequel les peuples balkaniques seraient
presque « naturellement » nationalistes et enclins aux « conflits
ethniques », ceux-ci sont le résultat de processus sociaux, économiques
et politiques précis et dont les puissances impérialistes sont
responsables et complices.
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