La
Tunisie a été le berceau du « printemps arabe » qui a fait tomber des
dictateurs en place depuis des décennies au Maghreb et au Moyen-Orient.
Même si depuis la réaction a pris les devants, les classes dominantes et
l’impérialisme craignent qu’à tout moment cela puisse repartir, et que
la Tunisie soit à nouveau l’étincelle.
Depuis 2011 et le renversement de Ben Ali par un soulèvement
populaire, la Tunisie est devenue un lieu central de la lutte de classes
au Maghreb mais aussi pour le Moyen-Orient et l’ensemble du « monde
arabe ». Et cela parce que depuis 2011, malgré le fait que les
impérialistes et leurs clients locaux, les capitalistes tunisiens, ont
repris les rênes du pouvoir étatique, la situation reste socialement
explosive.
En effet, malgré la chute de Ben Ali les conditions de vie des
travailleurs et des classes populaires restent très dures, dans
certaines régions pires que sous Ben Ali. Les explosions sociales au
cours de ces dernières années n’ont pas manqué à l’appel. Les grèves non
plus, notamment dans les régions minières où la production s’est
retrouvée plusieurs fois à l’arrêt à cause des grèves ouvrières.
L’explosion sociale en cours, contre le budget austéritaire pour
2018, réveil à nouveau les hantises des capitalistes. Craintes soit d’un
retour à un régime proche de celui de Ben Ali, qui pourrait exacerber
les tensions sociales ; soit d’un retour en force d’un soulèvement
populaire ; soit d’une combinaison des deux.
Cela s’exprimait clairement dans une tribune publiée dans Le Monde par deux chercheurs sur le Maghreb, Issandr El Amrani et Michael Ayari. Ceux-ci y affirment : « le
pays semble prisonnier d’une transition sans fin qui affaiblit l’Etat
et le fait dériver vers l’autoritarisme. Les fondamentaux économiques se
dégradent, les pouvoirs publics rompent progressivement avec leur
politique d’achat de la paix sociale – près de la moitié du budget de
l’Etat est, en effet, consacré au paiement des salaires dans la fonction
publique ».
Pour ces deux chercheurs « la classe politique estime devoir
trouver rapidement des solutions de court terme, quitte à recourir à
celles déjà mises en œuvre sous l’ancien régime ». Cela représenterait pour eux un « danger pour la démocratie » tunisienne et un vrai risque de « restauration » : « ce
terme réapparaît en effet pour décrire la banalisation des discours qui
assimilent la démocratie à la faillite de l’Etat, à la montée de la
corruption et de la paupérisation ainsi qu’au retour de plusieurs
figures de l’ancien régime à des postes de décision politiques et
administratifs » et que cela rend les masses « davantage susceptibles de
se soulever contre l’Etat ».
Au vu des évènements actuels ils considèrent que « pour ne pas
avoir à osciller brutalement entre austérité et achat de la paix
sociale, des réformes ambitieuses devraient viser à rendre l’économie
plus inclusive, ce qui favoriserait la création de richesses dans les
régions déshéritées et non le partage, le plus souvent injuste, des
ressources clientélistes ». Cela serait fondamental pour éviter une « rupture brutale » que les « nostalgiques de la révolution du 14 janvier 2011 ou de l’ancien régime appellent de leurs vœux ».
L’objectif est clair : renforcer les institutions du régime post-Ben
Ali pour légitimer le statu quo de spoliation capitaliste en Tunisie,
tout en évitant avant tout un retour sur le devant de la scène de la
classe ouvrière, de la jeunesse et des classes populaires et que cela
modifie le rapport de force entre les classes et entre les fractions à
l’intérieur des classes dominantes.
En effet, à la différence des autres pays touchés par les processus
révolutionnaires arabes, la Tunisie a connu un processus de
« contre-révolution pactisée » entre les différentes factions
capitalistes locales et l’impérialisme. Comme il est dit dans un article
de Foreign Affairs sur le bilan de la « transition » en Tunisie : « Le
gouvernement post-soulèvement a décidé de ne pas exclure les membres du
parti de Ben Ali du système politique émergent. C’était une décision
politiquement risquée et psychologiquement lourde, mais elle a épargné
le pays le genre de violence vue en Libye et ailleurs ».
Ainsi, le fait que les différentes factions des classes dominantes
aient choisi la voie d’une « réaction pactisée » plutôt que
l’affrontement armé, a effectivement préservé la Tunisie de
l’effondrement total de l’économie, de décomposition sociale et les
catastrophes humanitaires engendrées par les guerres comme en Syrie, en
Libye, au Yémen et, dans une moindre mesure, en Egypte.
Cependant, la contradiction pour les factions capitalistes c’est que,
malgré la défaite du processus révolutionnaire, la classe ouvrière et
la jeunesse sont moins « traumatisées », démoralisées et désintégrées
que dans les pays mentionnés plus haut et ont un meilleur terrain pour
développer leurs forces face à d’éventuelles nouvelles explosions
sociales et assauts révolutionnaires contre le régime. C’est en ce sens
que la Tunisie reste un pays central pour la lutte des travailleurs et
des classes populaires au Maghreb et au Moyen-Orient.
Et cette menace que représentent la classe ouvrière et la jeunesse
est une hantise permanente pour les classes dominantes locales et en
même temps représente un obstacle pour faire avancer plus rapidement
l’agenda réactionnaire. L’article déjà cité de Foreign Affairs pointe à ce propos : « les
parlementaires, méfiants d’un public en colère, s’abstiennent de
délibérer sur le bien-fondé des lois lors des plénières ouvertes et
envoient les projets de loi aux réunions à huis clos […] où les
représentants des partis décident des amendements sans surveillance ni
transparence. En effet, la peur de voir basculer le bateau a empêché le
bateau d’avancer ».
En ce sens, au contraire de ce qu’affirment les signataires de la
tribune du Monde, pour les travailleurs il ne s’agit pas de renforcer
les institutions d’un régime pseudo démocratique, expression en réalité
de la forme qu’a prise la réaction en Tunisie après la chute de Ben Ali.
Les capitalistes à travers ces institutions et cette fausse démocratie
sont en train d’attaquer leurs conditions de vie et si le rapport de
force le leur permet et s’ils en ont le besoin, ils n’hésiteront pas en
restaurer un régime dictatorial comme celui de Ben Ali, voire pire.
Ce qui jette les masses dans les rues régulièrement en Tunisie, mais
aussi dans le reste de la région, ce n’est pas seulement le manque de
droits démocratiques mais les conditions de vie insupportables, le
chômage, la pauvreté, l’exploitation, la corruption des classes
dominantes. Ce qui les jette dans les rues ce sont les tâches non
achevées de la révolution ; les revendications sociales, politiques et
économiques non satisfaites et bloquées par la réaction.
Aujourd’hui les travailleurs, la jeunesse et les masses tunisiennes
doivent faire face aux capitalistes locaux, à l’impérialisme et leurs
alliés dans la bureaucratie syndicale de l’UGTT. Cependant, leur
domination est traversée de beaucoup de contradictions prêtes à éclater.
En ce sens, les travailleurs tunisiens peuvent encore jouer un rôle
central dans la lutte de classes dans tout le Maghreb et le monde arabe.
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