Après
les mobilisations massives du 14 et 18 décembre dernier contre la
réforme des retraites, qui a eu un coût politique immense pour le
président Macri, la presse argentine commence à s’inquiéter de
l’influence politique et syndicale de l’extrême gauche trotskyste.
« Les organisations de la gauche trotskyste sont une
curiosité de notre système politique. Tant qu’elles occupent un espace
marginal elles sont seulement cela, une curiosité particulière et même
sympathique. Une voie de canalisation romantique pour l’énergie des
jeunes qui regardent encore le système depuis l’extérieur. Mais si elles
commençaient à avoir du poids dans la réalité, ne deviendraient-elles
pas un danger pour la démocratie ? ». Voilà comment est posée la question que l’on retrouve dans un article de l’un des principaux journaux nationaux argentins, le pro-gouvernemental Clarín dans son édition du 29 janvier.
En effet, bien que depuis 2011 les partis de la gauche trotskyste,
regroupés notamment au sein de la coalition électorale le Front de
Gauche et des Travailleurs (FIT) ont gagné une notoriété importante par
leurs résultats électoraux mais aussi par les luttes ouvrières et
populaires qu’ils ont menées, depuis les mobilisations massives du 14 et
18 décembre dernier contre la réforme des retraites du gouvernement, la
presse argentine semble s’inquiéter de plus en plus de la progression
de ces forces.
Ainsi, l’article de Clarín continue en pointant cette continuité : « dans
d’autres endroits du monde il y a des groupes antisystème, anti
mondialisation, écologistes ou anarchistes, mais c’est rare qu’ils
tiennent dans la durée et encore plus rare que ceux qui combinent tout
cela dans une soupe idéologique cimentée dans la lutte de classes, avec
une lecture marxiste, et pariant sur la radicalisation de tous les
conflits ponctuels pour déclencher une situation révolutionnaire qui ne
pourrait être résolue que par la classe ouvrière, pèsent dans la
réalité. Pourquoi ceci est différent chez nous ? ».
L’auteur de l’article essaye de répondre à cette question en pointant
en quelque sorte la force et la faiblesse de l’un des piliers du régime
politique argentin : le péronisme. En effet, le péronisme donnant une
importance centrale à la question syndicale a su coopter une grande
partie du mouvement ouvrier, devenant le courant politique dominant
parmi les travailleurs malgré son caractère bourgeois. Ainsi, le
péronisme, en absorbant les ailes politiques et syndicales modérées mais
aussi les plus radicalisées, laissait peu de place au surgissement de
courants de type social-démocrate ou réformistes indépendants.
Pendant les 12 ans de gouvernement des Kirchner, le péronisme a
justement su coopter une partie de ces tendances « modérées »,
réformistes, notamment avec le discours sur la « défense des Droits de
l’Homme » et quelques concessions clientélistes faites aux mouvements
sociaux. Cependant, les organisations trotskystes, au moins les
principales (le Parti des Travailleurs Socialistes et le Parti Ouvrier),
ont su garder leur indépendance politique. Par exemple, lors de la
dispute entre le gouvernement de Cristina Kirchner et les grands
propriétaires terriens et agro-exportateurs en 2008, ces partis
trotskystes ont constitué un pôle ouvrier, indépendant de ces deux camps
capitalistes en dispute.
A cela il faut ajouter la construction patiente au sein de la classe
ouvrière, dans les principaux centres ouvriers, augmentant l’influence
des trotskystes dans les syndicats. Cela a été notamment le cas du Parti
des Travailleurs Socialistes (PTS). Cette implantation ouvrière leur a
permis de mener des luttes importantes contre les multinationales,
contre les attaques du gouvernement, de faire face à la répression
policière mais aussi de faire face aux bureaucraties syndicales. La
politique du PTS a aussi permis de créer à plusieurs reprises la
convergence entre la jeunesse et les luttes ouvrières. Une autre
politique importante a été celle de l’unité entre le mouvement
féministe, notamment à travers l’organisation de femmes Pan y Rosas, et
les luttes ouvrières.
Cette politique indépendante face aux gouvernements « progressistes »
en Amérique latine et la politique au sein de la classe ouvrière et de
la jeunesse sont pointées également par un autre grand journal national
argentin, le conservateur La Nación. Dans un article datant de la fin décembre, très antitrotskyste, l’auteur écrit : « les
différentes tribus trotskystes ont progressé dans les usines et
universités […] au cours de la lutte contre le populisme
latino-américain de la dernière décennie ».
Ces éléments, face à une situation sociale et politique qui se
tendent de plus en plus, deviennent aujourd’hui un grand atout pour les
partis trotskystes. Comme on peut lire dans l’article de Clarín cité plus haut : « un
gouvernement ‘de riches pour les riches’ obligé de mettre en place
l’austérité ; un péronisme dans l’opposition divisé et affaibli
électoralement, dont la seule perspective est de continuer à perdre de
l’influence ; une économie médiocre et des niveaux très élevés de
pauvreté et d’exclusion. A tout cela s’ajoute le fait que le
syndicalisme péroniste fait face, comme jamais auparavant, à de graves
accusations de corruption et une partie de ce parti joue aussi la carte
de la rébellion antisystème, face à son rapide déclin et ses problèmes
avec la justice. Pour le trotskysme il ne pourrait y avoir un meilleur
terreau ».
Effectivement, après les mobilisations du 14 et 18 décembre dernier
ce n’est pas seulement le gouvernement « qui y a laissé des plumes ».
Les directions syndicales, notamment de la CGT par leur passivité aussi.
Mais ce discrédit a commencé bien avant. Les directions syndicales ont
en effet eu un rôle fondamental pour permettre à Macri de faire passer
ses attaques contre les travailleurs, la jeunesse, les retraités, les
classes populaires depuis 2015. Aujourd’hui, face aux premiers signes de
prise de distance de la bureaucratie vis-à-vis d’un gouvernement en
pleine perte de popularité, le président Macri et la justice mènent une
campagne contre la corruption de ces dirigeants syndicaux mafieux pour
les obliger à soutenir les réformes du gouvernement.
Mais, comme l’affirme le dirigeant national du PTS, Christian Castillo dans une interview récente sur la situation politique et sociale en Argentine : « si
l’attaque contre la bureaucratie peut avoir un certain sens d’un point
de vue électoral, étant donné son image publique dégradée et qu’il
s’agit d’un secteur qui va aider à la reconstruction du péronisme,
stratégiquement pour le gouvernement c’est jouer avec du feu, car les
bureaucrates jouent un rôle fondamental pour contenir le mouvement
ouvrier ».
Étant donné que le trotskysme a toujours dénoncé ces bureaucraties
syndicales, dans la presse on exprime la crainte que cet affaiblissement
du syndicalisme péroniste ne le renforce. Mais plus encore, alors que
le péronisme kirchneriste n’arrive pas à attirer la base électorale du
macrisme, au moins pour le moment, on craint que l’extrême gauche
trotskyste soit capable d’attirer la base du kirchnerisme. Ainsi,
toujours selon l’article de Clarín : « [le trotskysme] a
compris que sa position s’est renforcée après les évènements de
décembre, qu’il a gagné en visibilité dans le rôle d’opposition et que
cela lui convient de se coller au kirchnerisme pour récolter ses
morceaux et de dénoncer la CGT qui gronde mais ne lutte pas. Dans cet
effort il est possible qu’il rencontre un écho […] d’autres acteurs de
la gauche qui ne voient pas d’autre alternative pour faire face au
macrisme ».
Dans ce contexte les forces politiques trotskystes ont de grands
défis devant elles. La situation qui s’ouvre pourrait être très
favorable à l’avancée des idées révolutionnaires et communistes et de la
nécessité de s’organiser politiquement. Comme l’explique Christian
Castillo : « la gauche anticapitaliste et socialiste, comme celle que
nous représentons dans le PTS et le Font de Gauche et des Travailleurs,
possède un capital politique très important qui s’est renforcé lors des
élections d’octobre dernier, où nous avons obtenu 1,2 millions de voix.
Nous avons aussi une importante implantation militante parmi les
travailleurs et la jeunesse. Bien que nous soyons encore une force
minoritaire, ce que nous faisons ou ne faisons pas a en quelque sorte
une influence sur le cours des évènements, et comme résultat de cette
intervention notre influence sur les travailleurs et la jeunesse peut
augmenter, et c’est à cela que nous aspirons ».
L’exemple des organisations trotskystes en Argentine est très riche
en termes d’expériences pour les courants révolutionnaires dans le
monde, notamment en Europe. En effet, alors que les phénomènes
néoréformistes comme Syriza, Podemos ou encore le Front de Gauche/France
Insoumise prenaient de l’ampleur dans le continent, plusieurs courants
se revendiquant trotskystes s’y sont adaptés, voire y sont rentrés,
pensant avoir trouvé un raccourci pour influencer les travailleurs et la
jeunesse. Cette adaptation se révèle aujourd’hui être un échec total,
notamment après la capitulation de Syriza face à la Troïka.
Au contraire, les principaux courants trotskystes en Argentine ont su
aller à contre-courant, résister aux tentatives de cooptation des
années Kirchner, en gardant une position de classe aussi face aux
oppositions bourgeoises. Aujourd’hui face à la crise du péronisme et aux
attaques du macrisme, les trotskystes apparaissent comme une
alternative pour une partie de plus en plus importante de la jeunesse et
de l’avant-garde ouvrière. Pour le PTS notamment, la construction
patiente au sein de la classe ouvrière et de la jeunesse s’est révélée
être le meilleur « raccourci » pour augmenter son influence politique,
dans les échéances électorales mais surtout dans la lutte de classes.
C’est de cette politique dont nous devons nous inspirer en Europe pour
faire face aux attaques des capitalistes mais aussi pour éviter les
illusions réformistes qui amènent à des échecs désastreux comme ceux de
Syriza en Grèce.
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