Pour
alimenter la discussion sur l’autodétermination des peuples depuis une
perspective marxiste révolutionnaire, nous publions ci-dessous un texte
de Léon Trotsky de 1939 sur le mot d’ordre d’une Ukraine soviétique
indépendante.
Face aux arguments économicistes de courants qui tout en se revendiquant du trotskysme, comme Lutte Ouvrière,
refusent de soutenir le mouvement démocratique pour l’autodétermination
de la Catalogne, ce texte de Trotsky apparait comme allant complètement
à l’encontre de cette logique.
Dans le texte ci-dessous Trotsky détruit les arguments qu’il tache de
« sectaires » face à la question nationale. Contre les arguments des
sectaires qui s’opposent à soutenir les mouvements démocratiques contre
l’oppression nationale craignant la « division de la classe ouvrière »,
opposant la résolution de la question national à une politique de classe
abstraite, Trotsky pointe l’importance d’avoir une politique de classe
dans différents aspects de la vie politique et sociale, dont la de
l’oppression nationale.
La particularité de ce débat c’est qu’il se posait non pas sur l’indépendance d’une partie du territoire d’un Etat capitaliste mais de la séparation de l’une des républiques soviétiques constituant l’Union Soviétique, à l’époque déjà sous domination de la bureaucratie stalinienne. Trotsky va casser un à un les arguments en faveur de maintenir l’unité de l’URSS sous prétexte de protéger l’Etat ouvrier.
La particularité de ce débat c’est qu’il se posait non pas sur l’indépendance d’une partie du territoire d’un Etat capitaliste mais de la séparation de l’une des républiques soviétiques constituant l’Union Soviétique, à l’époque déjà sous domination de la bureaucratie stalinienne. Trotsky va casser un à un les arguments en faveur de maintenir l’unité de l’URSS sous prétexte de protéger l’Etat ouvrier.
Le texte de Trotsky s’inscrit dans la continuité de la
tradition révolutionnaire face à la question nationale, dont les bases
ont été posées par Marx et Engels, consolidées par Lénine. Trotsky nous
rappelle ici que la lutte pour les revendications démocratiques, comme
l’autodétermination des peuples, est intimement liée à la lutte pour la
révolution socialiste ; que même si les marxistes se battent pour
l’unité de la classe ouvrière de tous les pays, cette union doit se
faire sur la base de la confiance mutuelle et de la fraternité. Etant
donné le fait que le monde est divisé entre pays oppressifs et pays
opprimés, pour arriver à l’unité des travailleurs parfois on doit passer
par une phase de séparation du prolétariat de la nation opprimée. Et ce
droit à la séparation se pose également dans le cadre d’une fédération
de républiques socialistes.
L’indépendance de l’Ukraine et les brouillons sectaires
Juillet 1939
Dans l’une des minuscules publications sectaires qui paraissent en
Amérique, qui vivent des miettes tombées de la table de la IV°
Internationale et les paient de la plus noire ingratitude, je suis tombé
par hasard sur un article consacré à la question ukrainienne. Quelle
confusion ! Le sectaire-auteur est bien entendu opposé au mot d’ordre de
l’Ukraine soviétique indépendante. Il est pour la révolution
mondiale et pour le socialisme – « racines et branches ». Il nous accuse
d’ignorer les intérêts de l’U.R.S.S. et d’abandonner la conception de
la révolution permanente. Il nous accuse d’être des centristes. Sa
critique est très sévère, presque implacable. Malheureusement il ne
comprend rien du tout, et le nom de sa minuscule publication, The Marxist[1],
résonne plutôt ironiquement. Mais son incapacité à comprendre revêt des
formes si achevées, presque classiques, qu’elle peut nous permettre de
mieux comprendre et de clarifier complètement la question.
Notre critique prend comme point de départ la position suivante :
« Si les ouvriers d’Ukraine soviétique renversent le stalinisme et
établissent un Etat ouvrier authentique, devront ils se séparer du reste
de l’Union soviétique ? Non. » Et ainsi de suite ... « Si les ouvriers
renversent le stalinisme... », alors nous verrons plus clairement quoi
faire. Mais, pour y arriver, il faut d’abord ne pas se fermer les yeux
devant la croissance des tendances séparatistes en Ukraine, mais bien
plutôt leur donner une expression politique correcte.
« Ne pas tourner le dos à l’Union soviétique », poursuit l’auteur,
« mais sa régénérescence et son rétablissement en tant que puissante
citadelle de la révolution mondiale telle est la voie du marxisme ».
Dans cet exemple, le développement réel des masses, en l’occurrence des
masses opprimées nationalement, est remplacé par notre sage par des
spéculations sur les voies les meilleures du développement. Avec la même
méthode, mais avec beaucoup plus de logique, on pourrait dire : « Ce
n’est pas la défense d’une Union soviétique dégénérée qui est notre
tâche, mais la révolution mondiale laquelle transformera le monde entier
en une Union soviétique mondiale. » De tels aphorismes sont monnaie
courante.
Notre critique répète à plusieurs reprises ma déclaration sur le fait
que le destin d’une Ukraine indépendante est indissolublement lié à la
révolution prolétarienne mondiale. A partir de cette perspective
générale, l’A B C pour un marxiste, il essaie cependant de faire une
recette de passivité, de temporisation et de nihilisme national. Le
triomphe de la révolution prolétarienne à l’échelle mondiale est le
produit ultime de mouvements multiples, de campagnes et de batailles et
absolument pas une précondition toute faite permettant de résoudre
automatiquement toutes les questions. C’est seulement en posant
directement et courageusement la question ukrainienne dans les
circonstances concrètes données qu’on facilitera le ralliement des
masses petites bourgeoises et paysannes autour du prolétariat,
exactement comme en Russie en 1917.
Il est vrai que notre auteur pourrait objecter qu’en Russie, avant
Octobre, c’était une révolution bourgeoise qui se déroulait tandis
qu’aujourd’hui nous avons déjà derrière nous la révolution socialiste.
Une revendication qui aurait pu être progressiste en 1917 est
aujourd’hui réactionnaire. Un tel raisonnement, tout à fait dans
l’esprit des bureaucrates et des sectaires, est faux du début à la fin.
Le droit à l’autodétermination nationale est bien entendu un principe
démocratique et pas socialiste. Mais les principes authentiquement
démocratiques ne sont soutenus et réalisés à notre époque que par le
prolétariat révolutionnaire ; c’est pour cette raison même qu’ils sont
aussi étroitement entrelacés avec les tâches socialistes. La lutte
résolue des bolcheviks pour le droit à l’autodétermination des
nationalités opprimées en Russie a facilité considérablement la prise du
pouvoir par le prolétariat. C’est comme si le prolétariat avait absorbé
les problèmes démocratiques, avant tout les problèmes agraires et
nationaux, donnant à la révolution russe un caractère combiné. Le
prolétariat était déjà en train d’entreprendre les tâches socialistes,
mais il ne pouvait immédiatement élever à ce niveau les paysans et les
nations opprimées (elles-mêmes à prédominance paysanne) qui étaient,
elles, absorbées par la résolution de leurs tâches démocratiques. C’est
de là que découlaient les compromis inévitables dans le domaine agraire
comme national. En dépit des avantages économiques d’une agriculture à
large échelle, le gouvernement soviétique a été obligé de diviser les
grands domaines. Ce n’est que quelques années plus tard que le
gouvernement a pu passer aux fermes collectives, et alors, il sauta
immédiatement beaucoup trop loin et fut obligé, après quelques années,
de faire des concessions aux paysans sous la forme de lopins privés qui,
dans de nombreux endroits, tendent à dévorer les fermes collectives.
Les prochaines étapes de ce procès contradictoire ne sont pas encore
résolues.
La nécessité d’un compromis, ou plutôt de plusieurs compromis,
apparaît également dans le domaine de la question nationale, dont les
voies ne sont pas plus linéaires que celles de la révolution agraire. La
structure fédérale de la République soviétique constitue un compromis
entre les exigences centralistes de l’économie planifiée et les
exigences décentralisatrices du développement des nations opprimées dans
le passé. Ayant construit un Etat ouvrier sur le compromis d’une
fédération, le parti bolchévique a inscrit dans la constitution le droit
des nations à la séparation complète indiquant par là qu’il ne
considérait pas du tout la question nationale comme réglée une fois pour
toutes.
L’auteur de notre critique soutient que « les dirigeants du parti
espéraient convaincre les masses de demeurer dans le cadre de la
république soviétique fédérée ». C’est exact, si l’on prend le mot de
« convaincre », non au sens d’arguments logiques, mais au sens de
traverser une expérience de collaboration économique, culturelle et
politique. Une agitation abstraite en faveur du centralisme n’a pas en
elle-même un grand poids. Comme on l’a déjà dit, la fédération était une
rupture nécessaire avec le centralisme. Il faut aussi ajouter que la
composition même de la fédération n’est d’aucune manière donnée d’avance
une fois pour toutes. Selon les conditions objectives, une fédération
peut se développer vers un plus grand centralisme, ou, au contraire,
vers une plus grande indépendance de ses composantes nationales.
Politiquement, il ne s’agit pas du tout de savoir s’il est avantageux
« en général » pour les diverses nationalités de vivre ensemble dans le
cadre d’un seul Etat, mais plutôt de savoir si, oui ou non, une
nationalité donnée a, sur la base de sa propre expérience, jugé
avantageux d’adhérer à un Etat donné.
En d’autres termes, laquelle des deux tendances, dans les
circonstances données prendra t elle le dessus dans le compromis de la
fédération, la tendance centrifuge ou la tendance centripète ? Ou, pour
poser plus clairement encore : Staline et ses satrapes ukrainiens
ont ils réussi à convaincre les masses de la supériorité du centralisme
de Moscou sur l’indépendance ukrainienne, ou ont ils échoué ? C’est une
question d’une importance décisive. Mais notre auteur ne soupçonne même
pas son existence.
Les larges masses du peuple ukrainien désirent elles se séparer de
l’U.R.S.S. ? Il pourrait au premier abord sembler difficile de répondre à
cette question, dans la mesure où le peuple ukrainien, comme tous les
autres peuples de l’U.R.S.S., est privé de toute possibilité d’exprimer
sa volonté. Mais la genèse même du régime totalitaire et son
intensification plus brutale encore, surtout en Ukraine, constituent la
preuve que la volonté réelle des masses ukrainiennes est
irréconciliablement hostile à la bureaucratie soviétique. Il ne manque
pas de preuve que l’une des sources principales de cette hostilité est
la suppression de l’indépendance ukrainienne. Les tendances
nationalistes en Ukraine ont explosé avec violence en 1917-1919. Le
Parti Borotba exprimait ces tendances à gauche [2]. L’indication la plus
importante du succès de la politique léniniste en Ukraine a été la
fusion du parti bolchevique ukrainien avec l’organisation des
« borotbistes »[3].
Au cours de la décennie suivante, cependant, une véritable rupture se
produisit avec le groupe de Borotba, dont les dirigeants furent
persécutés. Le Vieux Bolchevik Skrypnik [4], un stalinien pur sang, fut
conduit au suicide en 1933 pour avoir soi-disant protégé les tendances
nationalistes. Le véritable « organisateur » de ce suicide fut
l’émissaire stalinien Postychev [5] qui, là-dessus, resta en Ukraine
comme représentant de la politique de centralisation. Pourtant Postychev
est tombé lui-même en disgrâce [6]. Ces faits sont profondément
symptomatiques, car ils révèlent avec quelle force s’exerce la pression
de l’opposition nationaliste sur la bureaucratie. Nulle part purge et
répression n’ont eu un caractère aussi sauvage et aussi massif qu’en
Ukraine.
Le fait que les éléments démocrates ukrainiens hors d’Union
soviétique se soient détournés d’elle est d’une importance politique
énorme. Quand le problème ukrainien s’est aggravé au début de l’année,
on n’entendait pas du tout les voix communistes, mais celles des
cléricaux et socialistes nationaux ukrainiens résonnaient fort. Cela
signifie que l’avant garde prolétarienne a laissé le mouvement national
ukrainien lui glisser des mains et que ce mouvement a progressé très
avant sur la voie du séparatisme. Enfin, l’état d’esprit des émigrés
ukrainiens du continent nord américain est également très indicatif. Au
Canada, par exemple, où les Ukrainiens constituent le cœur du parti
communiste, a commencé en 1933, comme l’a dit un participant de ce
mouvement, un exode très net des ouvriers et paysans ukrainiens qui se
détournent du communisme et tombent ou dans la passivité ou les
nationalismes de divers types. Au total, ces symptômes et ces faits
témoignent sans conteste de la force grandissante des tendances
séparatistes au sein des masses ukrainiennes.
Tel est le fait fondamental sous-jacent à l’ensemble du problème. Il
montre qu’en dépit du pas en avant gigantesque réalisé par la révolution
d’Octobre dans le domaine des rapports nationaux, la révolution
prolétarienne, isolée dans un pays arriéré, s’est avérée incapable de
résoudre la question nationale, particulièrement la question
ukrainienne, qui, a par essence un caractère international. La réaction
thermidorienne, couronnée par la bureaucratie bonapartiste, a rejeté les
masses laborieuses très en arrière dans le domaine national également.
Les grandes masses du peuple ukrainien sont mécontentes de leur sort
national et aspirent à le changer radicalement. C’est ce fait que le
révolutionnaire politique, à la différence du bureaucrate et du
sectaire, doit prendre comme point de départ.
Si notre critique était capable de penser politique, il aurait deviné
sans difficulté les arguments des staliniens contre le mot d’ordre de
l’indépendance de l’Ukraine : « il nie la position de défense de
l’U.R.S.S. », « détruit l’unité des masses révolutionnaires », « ne sert
pas les intérêts de la révolution, mais ceux de l’impérialisme ». En
d’autres termes, les staliniens répètent les trois arguments de notre
auteur. C’est ce qu’ils feront à coup sûr dès demain.
La bureaucratie stalinienne dit à la femme soviétique : « Puisqu’il y
a le socialisme dans notre pays, vous devez être heureuse et renoncer à
l’avortement (ou être punie). » Aux Ukrainiens, elle dit : « Puisque la
révolution socialiste a réglé la question nationale, il est de votre
devoir d’être heureux dans l’U.R.S.S. et de renoncer à toute idée de
séparation (ou de faire face au peloton d’exécution). »
Que dit un révolutionnaire à la femme ? « Vous devez décider
vous-même si vous voulez un enfant ; je défendrai votre droit à
l’avortement face à la police du Kremlin. » Au peuple Ukrainien, il
dit : « Ce qui compte pour moi, c’est votre attitude à vous vis-à-vis de
votre destin national et non les sophismes pseudo socialistes de la
police du Kremlin ; je soutiendrai de toutes mes forces votre lutte pour
l’indépendance ukrainienne. »
Le sectaire, bien souvent, se retrouve du côté de la police, couvrant
le statu quo, c’est à dire la violence policière, par des spéculations
stériles sur la supériorité de l’unification socialiste des nations sur
leur division. Assurément, la séparation de l’Ukraine constitue un
risque en comparaison d’une fédération socialiste volontaire et
égalitaire ; mais elle constituera un acquis indiscutable par rapport à
l’étranglement bureaucratique du peuple ukrainien. Afin de se rapprocher
plus étroitement et plus honnêtement, il est parfois nécessaire de
commencer par se séparer. Lénine avait l’habitude de citer le fait que
les rapports entre travailleurs norvégiens et suédois se sont améliorés
et sont devenus plus étroits après la destruction de l’unification
forcée de la Norvège et de la Suède [7].
Nous devons partir des faits et non de normes idéales. La réaction
thermidorienne en U.R.S.S., la défaite d’un certain nombre de
révolutions, les victoires du fascisme qui est en train de refaire à sa
manière la carte de l’Europe devront être payées en monnaie véritable
dans tous les domaines, y compris la question ukrainienne. Si nous
devions ignorer la situation nouvelle née des défaites, si nous devions
prétendre que rien d’extraordinaire ne s’est produit, et si nous devions
opposer des abstractions familières à des faits déplaisants, alors nous
pourrions bel et bien livrer à la réaction nos dernières chances de
nous venger dans un avenir plus ou moins proche.
Notre auteur interprète le mot d’ordre d’une Ukraine indépendante
comme suit : « D’abord, il faut libérer l’Ukraine soviétique du reste de
l’Union soviétique ; ensuite nous aurons la révolution prolétarienne et
l’unification avec le reste de l’Ukraine. » Mais comment peut-il y
avoir une séparation, sans une révolution d’abord ? Notre auteur est
pris dans un cercle vicieux, et le mot d’ordre d’une Ukraine
indépendante est discrédité sans espoir, en même temps que la « logique
erronée » de Trotsky. En fait, cette logique particulière d’ « abord »
et « ensuite » n’est qu’un exemple frappant d’une façon de penser
scolastique. Notre malheureux critique n’a pas la moindre idée du fait
que les processus historiques peuvent se produire non « d’abord » puis
« ensuite », mais parallèlement l’un à l’autre, s’accélérer ou se
retarder l’un l’autre. Ni que la tâche de la politique révolutionnaire
consiste précisément à accélérer l’action et réaction mutuelles des
processus progressistes. Le tranchant du mot d’ordre d’une Ukraine
indépendante est dirigée directement contre la bureaucratie de Moscou et
permet à l’avant garde prolétarienne de gagner les masses paysannes.
D’un autre côté, le même mot d’ordre ouvre au parti prolétarien la
possibilité de jouer un rôle dirigeant dans le mouvement national
ukrainien en Pologne, en Roumanie et en Hongrie. L’ensemble de ces
processus politiques poussera de l’avant le mouvement révolutionnaire et
augmentera le poids spécifique de l’avant-garde prolétarienne.
Mon affirmation que les ouvriers et paysans d’Ukraine occidentale
(Pologne) ne veulent pas rejoindre l’Union soviétique telle qu’elle est
constituée aujourd’hui et que cela constitue un argument supplémentaire
en faveur d’une Ukraine indépendante, notre sage la balaie en affirmant
que, même s’ils le voulaient, ils ne pourraient rejoindre l’Union
soviétique, parce qu’ils ne pourraient le faire qu’ « après la
révolution prolétarienne en Ukraine occidentale » de toute évidence en
Pologne. En d’autres termes : aujourd’hui, la séparation de l’Ukraine
est impossible, et après la révolution victorieuse, elle serait
réactionnaire. Vieux refrain familier !
Luxemburg, Boukharine, Piatakov et bien d’autres ont utilisé
exactement le même argument contre le programme d’auto détermination
nationale[8] ; sous le capitalisme, c’est utopique, et sous le
socialisme, réactionnaire. L’argument est radicalement faux parce qu’il
ignore l’époque de la révolution sociale et ses tâches. Il est certain
que sous la domination de l’impérialisme une indépendance authentique,
stable et solide des nations petites et moyennes est impossible. Il est
également vrai que dans un socialisme pleinement développé, avec le
dépérissement progressif de l’Etat, la question des frontières
nationales disparaîtra. Mais entre ces deux moments aujourd’hui et le
socialisme complet se dérouleront les décennies au cours desquelles nous
nous préparons à réaliser notre programme. Le mot d’ordre d’une Ukraine
soviétique indépendante est d’une extraordinaire importance pour
mobiliser les masses et les éduquer dans la période de transition.
Le sectaire ignore simplement le fait que la lutte nationale, une des
plus complexes, un véritable labyrinthe, mais en même temps des plus
importantes des formes de la lutte des classes, ne peut pas être
suspendue par de simples références à la révolution mondiale future. En
détournant leurs yeux de l’U.R.S.S., en négligeant d’avoir le soutien et
la direction du prolétariat international, les masses
petites bourgeoises et même prolétariennes d’Ukraine tombent victimes de
la démagogie réactionnaire. Des processus identiques se produisent sans
aucun doute également dans l’Ukraine soviétique, il est simplement plus
difficile de les mettre en évidence. Le mot d’ordre d’une Ukraine
indépendante avancé à temps par l’avant garde prolétarienne conduira
inévitablement à la stratification de la petite bourgeoisie et
facilitera la jonction de son tiers inférieur avec le prolétariat. C’est
seulement ainsi qu’il est possible de préparer la révolution
prolétarienne.
« Si les travailleurs réalisent une révolution victorieuse en Ukraine occidentale », persiste notre auteur, « notre stratégie serait elle d’exiger la séparation de l’Ukraine soviétique et sa fusion avec sa partie occidentale ? Exactement le contraire. » Cette affirmation marque la profondeur de « notre stratégie » ? A nouveau le même refrain : « Si les ouvriers réalisent... » Le sectaire se contente d’une éducation logique à partir d’une révolution victorieuse supposée déjà réalisée. Mais, pour un révolutionnaire, le nœud de la question est précisément de savoir comment frayer la voie à la révolution, comment faciliter aux masses l’approche vers la révolution, comment rapprocher la révolution, comment assurer sa victoire. « Si les ouvriers réalisent... » une révolution victorieuse, tout sera évidemment très bien. Mais maintenant, justement, il n’y a pas de révolution victorieuse, et, au contraire, c’est la réaction qui triomphe.
Trouver le pont entre la réaction et la révolution c’est notre tâche.
C’est l’apport de tout notre programme de revendications de
transition[9]. Rien d’étonnant que les sectaires de toutes nuances n’en
comprennent pas la signification. Ils opèrent au moyen d’abstractions -
une abstraction de l’impérialisme et une abstraction de révolution
socialiste. La question de la transition de l’impérialisme réel à la
révolution réelle, la question de comment mobiliser les masses dans une
situation historique donnée pour prendre le pouvoir, reste pour ces
pédants un livre scellé de sept sceaux.
Ajoutant une sévère accusation l’une sur l’autre, notre critique
déclare que le mot d’ordre d’une Ukraine indépendante sert les intérêts
des impérialistes et des staliniens parce qu’il « contredit complètement
la position de défense de l’Union soviétique ». Il est impossible de
comprendre pourquoi les intérêts « des staliniens » ne sont pas touchés.
Mais contentons-nous de la question de la « défense de l’U.R.S.S. ».
Cette défense pourrait être menacée par une Ukraine indépendante
seulement si cette dernière était hostile non seulement à la
bureaucratie, mais à l’U.R.S.S. même. Cependant, à partir d’un tel point
de départ - de toute évidence faux - comment un socialiste peut il
exiger qu’une Ukraine hostile soit retenue dans le cadre de l’U.R.S.S. ?
Ou bien la question n’englobe t elle que la période de la révolution
nationale ?
Pourtant notre critique reconnaît apparemment le caractère inévitable
de la révolution politique contre la bureaucratie bonapartiste[10].
Dans l’intervalle, cette révolution, comme toute révolution, présentera
sans aucun doute un certain danger du point de vue de la défense de
l’U.R.S.S. Que faire ? Si notre critique avait réellement pensé à ce
problème, il aurait répondu qu’un tel danger était un risque historique
inévitable puisque l’U.R.S.S. est perdue sous la domination de la
bureaucratie bonapartiste. Le même raisonnement s’applique également
intégralement au soulèvement national révolutionnaire qui ne présente
rien d’autre qu’un segment unique de la révolution politique.
Il vaut d’être noté que l’argument le plus précieux contre
l’indépendance ne soit même pas venue à l’idée de notre critique.
L’économie de l’Ukraine soviétique fait partie intégrante du plan. La
séparation de l’Ukraine menace de briser le plan et d’abaisser les
forces productives. Mais cet argument non plus n’est pas décisif. Un
plan économique n’est pas le saint des saints. Si les décisions
nationales à l’intérieur de la fédération, en dépit du plan unifié,
poussent dans des directions opposées, cela signifie que le plan ne les
satisfait pas. Un plan est l’œuvre des hommes. On peut le reconstruire
conformément aux frontières nouvelles. Dans la mesure où le plan est
avantageux pour l’Ukraine, elle désirera elle-même et saura comment
arriver au nécessaire accord économique avec l’Union soviétique, de même
qu’elle sera capable de conclure l’alliance militaire nécessaire.
En outre, il est impossible d’oublier que le pillage et le règne
arbitraire de la bureaucratie constituent une partie intégrante
importante du plan économique en vigueur et font peser sur l’Ukraine un
lourd fardeau. Le plan doit être profondément révisé d’abord et avant
tout de ce point de vue. La classe dirigeante dépassée détruit
systématiquement l’économie du pays, son armée et sa culture ; elle
anéantit la fleur de sa population et prépare le terrain à la
catastrophe. L’héritage de la révolution ne peut être sauvé que par son
renversement. Plus courageuse et plus résolue sera la politique de
l’avant garde prolétarienne sur la question nationale entre autres, plus
le renversement victorieux de la bureaucratie par la révolution sera
assuré, et moins les faux frais seront élevés.
Le mot d’ordre d’une Ukraine indépendante ne signifie pas que
l’Ukraine demeurera pour toujours isolée, mais seulement qu’elle
déterminera à nouveau pour elle-même, de sa propre volonté, la question
de ses relations avec les autres composantes de l’U.R.S.S. et ses
voisins occidentaux. Prenons la variante idéale la plus favorable pour
notre critique. La révolution éclate simultanément dans toutes les
parties de l’Union soviétique. L’hydre bureaucratique est étranglée et
balayée. Le congrès constituant des soviets est à l’ordre du jour.
L’Ukraine exprime le désir de déterminer de nouveau ses relations avec
l’U.R.S.S. Espérons que notre critique sera prêt à lui donner ce droit.
Mais, pour déterminer librement ses rapports avec les autres républiques
soviétiques, pour posséder le droit de dire oui ou non, l’Ukraine doit
reprendre sa totale liberté d’action, au moins pour la durée de cette
période constituante. Il n’existe aucun autre nom pour cela que
l’indépendance étatique.
Supposons maintenant que la révolution embrase en même temps
également la Pologne, la Roumanie et la Hongrie. Toutes les fractions du
peuple ukrainien sont libérées et entrent en négociations pour
rejoindre l’Ukraine soviétique. En même temps elles expriment toutes
leur désir d’avoir leur mot à dire sur la question des relations entre
une Ukraine unifiée et l’Union soviétique, la Pologne soviétique, etc.
Il va de soi que, pour décider de toutes ces questions, il est
nécessaire de réunir le congrès constituant de l’Ukraine unifiée. Mais
un congrès « constituant » ne signifie rien d’autre que le congrès d’un
Etat indépendant qui se prépare à nouveau à déterminer son propre régime
interne aussi bien que sa position internationale. Il y a toutes
raisons de supposer que dans le cas d’une victoire de la révolution
mondiale les tendances à l’unité acquerraient une force considérable, et
que toutes les républiques soviétiques trouveraient les formes
adéquates de liens et de collaboration. Mais ce but ne pourrait être
atteint que si les anciens liens obligatoires et forcés, et en
conséquence les anciennes frontières, étaient totalement abolis ;
seulement à la condition que chacune des parties contractantes soit
totalement indépendante. Pour accélérer et faciliter ce processus, pour
rendre possible une fraternité authentique des peuples à l’avenir,
l’avant garde ouvrière de la Grande Russie doit comprendre dès
maintenant les causes de la séparation de l’Ukraine, aussi bien que la
puissance latente et la légitimité historique qui sont derrière elle, et
doit sans réserve déclarer au peuple ukrainien qu’elle est prête à
soutenir de toutes ses forces le mot d’ordre d’une Ukraine soviétique
indépendante dans un combat commun contre la bureaucratie autocratique
et l’impérialisme.
Les nationalistes ukrainiens petits bourgeois considèrent comme juste
le mot d’ordre d’une Ukraine indépendante. Mais ils objectent la
corrélation de ce mot d’ordre avec la révolution prolétarienne. Ils
veulent une Ukraine démocratique indépendante et pas une analyse
détaillée de cette question parce qu’elle ne concerne pas la seule
Ukraine, mais l’appréciation générale de notre époque, analyse que nous
avons répétée à maintes reprises. Nous nous contenterons de souligner
les principaux aspects.
La démocratie dégénère et se meurt, même dans ses métropoles. Seuls
les empires coloniaux les plus riches et les pays bourgeois
particulièrement privilégiés sont encore capables de maintenir
aujourd’hui un régime démocratique, et encore est il évident qu’il se
dégrade. Il n’existe pas la moindre base pour espérer que l’Ukraine
paupérisée et arriérée par rapport à eux sera capable d’établir et de
maintenir un régime démocratique. En vérité, l’indépendance même de
l’Ukraine ne durerait pas longtemps dans un environnement impérialiste.
L’exemple de la Tchécoslovaquie est suffisamment éloquent. Tant que
prévalent les lois de l’impérialisme, le sort des nations petites et
moyennes demeurera instable et peu sûr. L’impérialisme ne peut être
renversé que par la révolution prolétarienne.
La fraction la plus importante de la nation ukrainienne est
aujourd’hui représentée par l’actuelle Ukraine soviétique. Un
prolétariat puissant et purement ukrainien y a été créé par le
développement industriel. C’est lui qui est destiné à diriger le peuple
ukrainien dans toutes ses luttes à venir. Le prolétariat ukrainien
souhaite échapper aux griffes de la bureaucratie. Le mot d’ordre d’une
Ukraine démocratique est historiquement dépassé. Tout ce à quoi il
puisse servir est peut être à consoler des intellectuels bourgeois. Il
n’unifiera pas les masses. Et, sans les masses, l’émancipation et
l’unification de l’Ukraine sont impossibles.
Notre sévère critique nous jette le « centrisme » à la tête à toute
occasion. Selon lui, tout l’article n’a été écrit que pour étaler un
exemple frappant de notre « centrisme ». Mais il ne fait même pas une
seule tentative pour démontrer en quoi consiste précisément le
« centrisme » du mot d’ordre d’une Ukraine soviétique indépendante.
Assurément, ce n’est pas facile. Le centrisme est le terme appliqué à
une politique qui est opportuniste en substance et cherche à apparaître
comme révolutionnaire dans la forme. L’opportunisme consiste en une
adaptation passive à la classe dirigeante et à son régime, à ce qui
existe déjà, y compris, bien sûr, les frontières des états. Le centrisme
partage totalement ce trait fondamental de l’opportunisme, mais, en
s’adaptant aux ouvriers mécontents, il le dissimule sous des
commentaires radicaux.
Si nous partons de cette définition scientifique, nous nous
apercevrons que la position de notre malheureux critique est en partie
et en totalité centriste. Il prend comme point de départ les frontières
spécifiques - accidentelles du point de vue de la politique rationnelle
et révolutionnaire - qui découpent les nations en segments, comme si
elles étaient immuables. La révolution mondiale, qui n’est pas pour lui
une réalité vivante, mais l’incantation d’un sorcier, doit selon lui
accepter sans équivoque ces frontières comme son point de départ.
Il ne s’intéresse pas du tout aux tendances nationalistes centrifuges
qui peuvent se couler soit dans les canaux de la révolution, soit dans
ceux de la réaction. Ils violent son plan administratif paresseux
construit sur le modèle des « d’abord » et « ensuite ». Il se détourne
de la lutte pour l’indépendance nationale contre l’étranglement
bureaucratique et se réfugie dans les spéculations sur la supériorité de
l’unité socialiste. En d’autres termes, sa politique - si on peut
appeler politique des commentaires scolastiques sur la politique des
autres - porte les pires stigmates du centrisme.
Le sectaire est un opportuniste qui se redoute lui-même. Dans le
sectarisme, l’opportunisme (centrisme) reste à l’état latent dans la
phase initiale, comme un délicat bourgeon. Puis le bourgeon grandit, le
tiers, la moitié, parfois plus. On a alors une combinaison particulière
de sectarisme et de centrisme (Vereeken), de sectarisme et
d’opportunisme de bas étage (Sneevliet). Mais parfois le bourgeon se
recroqueville sans se développer (Oehler). Si je ne m’abuse, c’est
Oehler qui édite The Marxist.
Notes
[1] The Marxist était publié par Hugo Oehler, exclu du Workers Party
en champion de la dénonciation de I’« opportunisme » de Trotsky.
[2] Les « borotbistes » étaiént l’aile gauche du parti s.r. de gauche
ukrainien qui avaient quitté ce dernier parti lors de son congrès
clandestin à Kiev en mars 1918. Leur journal s’appelait Borotba. Ils
revendiquaient leur admission dans le P.C. ukrainien, puis fusionnaient
en aoùt 1919 avec le parti social démocrate indépendant d’Ukraine,
scission à gauche des mencheviks.
[3] Le nouveau parti né de la fusion de 1919, le parti communiste
ukrainien (U.K.P. b), tenta vainement de se faire admettre dans l’I.C.
C’est finalement en mars 1920 que ses membres furent admis dans le P.C.
ukrainien.
[4] Mikola A. Skrypnik (1872 1933), vieux bolchevik, arrêté pour la
première fois en 1901, avait effectivement manifesté pendant les débuts
de la révolution une réelle sensibilité aux problèmes nationaux. Par la
suite, il avait suivi Staline.
[5] Pavel P. Postychev (1887 1940), ouvrier, membre du parti en 1904,
avait joué un rôle dans la révolution et la guerre civile en Sibérie.
Il avait été affecté en Ukraine en 1923 et devint secrétaire du B.P. du
P.C. ukrainien en mars 1933. Il était emprisonné depuis 1938. Il est
probable qu’il avait plaidé pour la fin de la répression dans le parti.
[6] Postychev, vraisemblablement coupable d’avoir combattu les « excès de la répression », avait été arrêté en 1938.
[7] L’« union personnelle » entre Norvège et Suède, proclamée en 1814, fut officiellement déclarée rompue en 1905.
[8] C’est essentiellement pendant la première guerre mondiale que
Rosa Luxemburg d’une part, Boukharine et Piatakov de l’autre,
polémiquèrent contre Lénine et son mot d’ordre de droit des nationalités
à disposer d’elles-mêmes.
[9] Le Programme de Transition (L’Agonie du Capitalisme et les Tâches
de la IV’ Internationale) avait été élaboré au début de 1938 et adopté
par la conférence de fondation en septembre.
[10] La notion de « révolution politique » implique la préservation
des conquêtes économiques et sociales de la révolution, et la
destruction de la bureaucratie à travers la reprise par les travailleurs
du pouvoir politique usurpé par elle.
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