Philippe Alcoy (version en PDF ici)
Même si dès le début de la lutte contre les occupants nazis
il y a eu toute sorte de frictions, « malentendus » et divergences
entre la direction du Parti Communiste de Yougoslavie et l’URSS, jusqu’en 1948
(et même au-delà) Tito et ses compagnons sont restés fidèles à la ligne
politique dictée par le Kremlin. Ce n’est qu’à partir de la rupture en 1948
entre Staline et Tito que ce que l’on appelle « le titisme » apparait
comme phénomène politique. D’ailleurs, « l’ampleur et la durée de la polémique publique entre la presse
yougoslave d’une part et la presse des partis communistes menée par les
journaux soviétiques d’autre part, allait confirmer que la rupture entre
Staline et son, jusque là, meilleur lieutenant Tito était un évènement majeur
de l’immédiat après-Seconde Guerre Mondiale »[1].
Les conséquences
de cette rupture seront déterminantes pour l’évolution ultérieure de la
Yougoslavie. En effet, face à l’isolement politique et économique du pays il
n’y avait pas beaucoup d’options : soit le PCY se mettait à la tête d’une
lutte révolutionnaire et antibureaucratique au niveau international (ce dont il
était incapable car cela impliquait remettre en question le régime sur lequel
lui-même s’appuyait) ; soit il empruntait un chemin de
« plus d’ouverture » aux puissances capitalistes ; soit il
capitulait face à Staline en se
« repentant » de son attitude passée, ce qui, d’être accepté
par Staline, viendrait évidemment accompagné d’un « rechange »
(purge) de la direction du PCY – ce serait un suicide Tito et Cie.
Naturellement, le titisme a choisi la deuxième option (même si souvent il a
essayé de « jongler » entre l’URSS et les USA).
C’est justement dans ce cadre que l’on met en place
l’autogestion yougoslave, ce qui constituera l’une des spécificités du
« socialisme yougoslave ». Bien que l’autogestion ait été présentée
par le titisme comme la réponse critique à « l’étatisme » et au
bureaucratisme de l’URSS, ce n’est pas parce que les dirigeants du
PCY étaient « pour l’autogestion » qu’il y a eu une rupture avec
Staline (l’introduction de l’autogestion est en réalité une conséquence de la
rupture et non le contraire). Et quant à la critique au bureaucratisme de
l’Union Soviétique, il se cantonnait essentiellement aux discours car dans la
pratique le titisme n’a pas hésité à utiliser des méthodes empruntées
directement au stalinisme et à maintenir un régime politique bureaucratique
verrouillé.
Il faut aussi
signaler que parmi les caractéristiques de « la voie yougoslave au
socialisme » on y trouve les différentes réformes politiques et
économiques dont certaines ont inspirées celles prises par le pouvoir à Moscou
vers la fin des années 1980, et qui à leur tour allaient inaugurer la période
de restauration du capitalisme en URSS et dans le reste des Etats ouvriers
bureaucratisés de l’Est européen.
Dans cette
partie nous allons analyser la rupture entre Staline et Tito, sa signification
et ses implications politiques et économiques, mais aussi les limites de
celle-ci pour le titisme (méthodes, conceptions théorico-politiques, etc.).
La rupture en juin 1948 entre Staline et Tito
a surpris tout le monde. Non seulement parce que le PCY s’était montré jusqu’à
cette date un « bon élève » de Staline mais aussi parce que les
divergences entre les soviétiques et les communistes yougoslaves n’étaient
connues que d’un cercle étroit de dirigeants du PCY. Ainsi, Vladimir Dedijer,
qui était l’un des cadres dirigeants les plus hauts placés dans le parti, dit
n’avoir pris connaissance des difficultés avec l’URSS… qu’en février
1948 ! Il raconte ainsi le jour où Tito l’informait de ce qui se
passait : « [Tito] avait l’air
de vouloir discuter une question compliquée et de constater ma réaction. Je
connaissais fort bien cet air. Tout cela ne prit que quelques secondes. J’avais
beau le connaitre depuis dix ans, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il
allait me dire (…) :
-Etes-vous au courant de
ce qui s’est passé en Roumanie ? Ils ont donné des ordres pour faire
enlever tous mes portraits ! Vous avez dû avoir l’écho dans les rapports
de la presse étrangère…
Le
sérieux de son ton me frappa. J’avais en effet lu ces rapports, mais j’étais
convaincu que la nouvelle était fausse. (…) La surprise aidant je
balbutiai :
-Comment cela ?
Est-ce que ce n’est pas un mensonge comme on en raconte tant ? (…)
Tito
était fatigué, mort de fatigue. Je compris tout de suite qu’il s’agissait d’une
affaire grave, d’un problème difficile qui le rongeait intérieurement et
s’inscrivait en marques visibles sur son visage. De nouveau, il croisa
nerveusement les jambes, tira une longue bouffée de sa cigarette, et comme s’il
n’avait pas entendu ma réponse, il poursuivit :
-Tu as de la chance… Tu
ne sais pas encore ! La guerre, c’était le bon temps, rappelle-toi la
Cinquième Offensive, où nous étions encerclés de toutes parts par les
Allemands. Nous savions alors que nous devions nous débrouiller tous seuls et
nous en sortir en combattant de notre mieux… Mais aujourd’hui que les Russe
pourraient nous aider, ils nous ligotent. (…)
Je me
souvins d’une conversation que j’avais eue peu de jours auparavant, avec
Kalinine, le nouveau représentant du VOKS à Belgrade (Organisation Soviétique
pour les relations Culturelles avec les pays étrangers). Il m’avait déclaré que
les yougoslaves n’aimaient pas l’Union Soviétique, qu’ils apprenaient moins le
russe que le français et l’anglais, alors qu’en Bulgarie, la Société d’Amis de
l’URSS comptait près d’un million de membres (…) Ce fonctionnaire zélé,
fraîchement débarqué de Moscou, obéissait à des ordres venues d’en haut. Je me
rappelai qu’il s’était vanté d’avoir été envoyé en Yougoslavie par Jdanov
personnellement. (…) Il s’agissait bel et bien d’un conflit avec l’URSS, d’un
conflit avec Staline. Mais c’était impensable ! Il devait y avoir un
malentendu. Qui, dans ce pays, n’aimait pas l’Union Soviétique ? Nous,
nous quereller avec Staline ? C’était aussi impossible qu’une querelle
entre nous ! »[2].
En effet, la rupture avec Staline peut être
considérée comme « l’acte fondateur » du Titisme. Plusieurs facteurs
ont contribué à la rupture : certains d’ordre politique, d’autres d’ordre
économique, bien que les deux soient liés. Cependant, celle-ci est plus une
rupture avec Staline qu’avec le stalinisme, notamment sur la question du régime
politique et des méthodes.
a) Dimension politique de la rupture
La bureaucratie installée au pouvoir en URSS
au milieu des années 1920, accomplissant son rôle de protectrice des privilèges
d’une minorité soucieuse de tranquillité et stabilité, s’était érigée en
garante de la « loi et de l’ordre ». Son pouvoir et ses privilèges
pouvaient en grande partie se maintenir tant que les masses soviétiques
restaient dans une condition de relative passivité. Cependant, tout mouvement
révolutionnaire des travailleurs, même à l’extérieur des frontières de l’URSS,
qui éveillerait la flamme révolutionnaire des masses soviétiques, pouvait
représenter un danger pour sa domination. C’est pour cela qu’elle était devenue
également une fervente défenseure et garante du statu quo mondial : « La
politique étrangère est toujours et partout la continuation de la politique
intérieure, car elle est celle de la même classe dominante et poursuit les
mêmes fins. La dégénérescence de la caste dirigeante de l'U.R.S.S. ne pouvait
manquer de s'accompagner d'une modification correspondante des fins et des
méthodes de la diplomatie soviétique. La "théorie" du socialisme dans
un seul pays, pour la première fois énoncée au cours de l'automne 1924,
signifiait le désir de délivrer la politique étrangère des Soviets du programme
de la révolution internationale »[3].
C’est cela qu’explique toutes les réticences
de la part de Staline à ce qu’un mouvement révolutionnaire, qu’il ne pourrait
pas tout à fait contrôler, se développe pendant la Seconde Guerre Mondiale en
Yougoslavie et aille au-delà du cadre de la lutte strictement
« antifasciste », c'est-à-dire une lutte qui ne tranche pas des
questions fondamentales comme la réforme agraire ou le type de régime à
instaurer dans le pays après la guerre.
Cela avait été aussi le souci de la direction
du PCY, mais les circonstances objectives, ainsi qu’une certaine expérience
d’échecs passés dans l’application de la politique stalinienne dans le pays,
rendaient les dirigeants communistes yougoslaves un peu réticents à suivre les
consignes de Moscou. En fait, dans les conditions de la guerre en Yougoslavie,
les suivre aurait signifié clairement un « suicide politique ». Ce
développement relativement autonome de l’URSS de la part des Partisans, créera
les premières tensions entre Staline et les communistes yougoslaves.
Cependant, la prise du pouvoir par le PCY et
l’instauration d’un Etat et un régime claqués sur celui de l’URSS étaient
devenues inévitables vers la fin de la guerre ; Staline était obligé
d’accepter cette réalité. Mais cette direction, qui avait pris un chemin
autonome par rapport à Moscou pendant la guerre et qui jouissait d’une grande
base sociale et légitimité parmi les masses du pays, dérangeait la bureaucratie
soviétique. En effet, les Partisans avaient des marges de manœuvre que les
autres dirigeants des PC du « glacis » n’avaient pas. Car les
dirigeants du « bloc de l’Est » avaient été déposés au pouvoir par
Staline lui-même et non par un mouvement révolutionnaire des masses ouvrières
et paysannes, comme cela avait été le cas du PCY. C’est pour cela que Staline
va installer le siège du Kominform (Bureau d’Information des Partis
Communistes) à Belgrade : il pensait pouvoir y envoyer ses agents pour
surveiller de près les mouvements des communistes yougoslaves.
Tito avait été nommé à la tête du PCY en 1937
directement par Staline. En arrière-plan il y avait les Procès de Moscou dans
lesquels Staline et la bureaucratie avaient éliminé littéralement, sauf
quelques rares exceptions, toute la vieille-garde du parti Bolchévik qui avait
fait la Révolution d’Octobre. En Yougoslavie, en 1938, on procédait aussi à une
purge des vieux cadres et dirigeants du parti qui s’étaient divisés entre
autres sur l’application ou pas des directives de Moscou dans le pays. Certains
des dirigeants et militants communistes yougoslaves avaient été arrêtés,
condamnés et parfois fusillés en URSS.
Les communistes yougoslaves savaient donc très
bien, par l’expérience et pour l’avoir fait eux-mêmes, de quoi était capable le
stalinisme à l’heure de se « débarrasser » de ses opposants.
Surement, cela explique en partie leur attitude bien trop zélée à l’égard de
Staline dans l’immédiat après-guerre. Mais cela explique aussi leurs tentatives
de se mettre à l’abri d’éventuelles représailles de la part Staline pour les
« punir » d’avoir agit « de façon trop autonome » pendant
la guerre.
C’est dans ce cadre que Tito multipliera ses
voyages dans les autres pays « socialistes » d’Europe de l’Est
(Roumanie, Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, etc.) et les différents accords
et traités avec les pays de la région. Tito et le PCY vont aussi essayer de
convaincre les autres dirigeants de la région de constituer une Fédération
Socialiste des Balkans. Tout cela n’était évidemment pas vu d’un bon œil par la
bureaucratie soviétique. Mais la crise deviendra vraiment grave lorsqu’au début
de 1948 le dirigeant bulgare Giorgi Dimitrov révèle les plans que lui et les communistes
yougoslaves partageraient sur la constitution d’une fédération ou confédération
socialiste balkanique.
En effet, dans ce plan de fédération ils
incluaient la Grèce, où un soulèvement dirigé par le Parti Communiste grec
était en cours, ce qui contrevenait les accords de Yalta et les plans secrets
signés entre Staline et Churchill en 1944 où l’on décrétait que la Grèce serait
à 90% sous l’influence de la Grande-Bretagne. Les déclarations du dirigeant
bulgare, au milieu de « la crise berlinoise », pourraient être
utilisées contre Staline par les USA et la Grande-Bretagne en l’accusant de
vouloir « trop étendre le socialisme », une accusation qui était « inacceptable »
pour Staline. C’est pour cela que les dirigeants du PCY « convoqués brutalement à Moscou en février
1948, ainsi que les dirigeants bulgares, (…) se virent interdire par Staline et
Molotov toute fédération balkanique, prévenir que Moscou voulait la fin du
soulèvement communiste grec (donc des soutiens des voisins-frères) et surtout
que toute politique extérieure devait avoir au préalable l’approbation du
‘‘centre’’ »[4].
Le plan de créer une fédération balkanique,
dont Tito serait la figure centrale, était une tentative pour lui de se
protéger de Staline et de la dépendance vis-à-vis de l’URSS. En Yougoslavie
même, il comptait sur le soutien populaire, mais pour réussir son plan il
pensait qu’il fallait convaincre les autres dirigeants communistes de la
région. Avec les déclarations de Dimitrov, Staline avait compris le plan de
Tito, ainsi que le danger que cela impliquait. Par conséquent, les tensions
entre le PCY et l’URSS n’allaient qu’augmenter jusqu’à la rupture en juin 1948
: « la convergence et la complicité
politique du bulgare Giorgi Dimitrov avec Tito, telle qu’elles se révélaient par
le contenu de l’interview du premier, convainquirent certainement Staline qu’il
risquait la perte de son hégémonie sur un mouvement communiste mondial, et donc
une déstabilisation de sa diplomatie et du rôle international de l’URSS, comme
grande puissance source de son pouvoir. L’excommunication des
« titistes » était à la mesure de ce danger-là »[5].
Dimitrov sera obligé de revenir sur ses
déclarations quelques jours après son entretien avec Staline ; le reste
des dirigeants communistes des pays du « glacis » se sont vite
alignés derrière Staline et la bureaucratie soviétique. En effet, « en attaquant de front Tito et le PC
yougoslave c’était tous les partis communistes au pouvoir qui étaient visés par
Staline ; l’obéissance totale aux ordres venues du centre et spécialement
du génial Staline devait désormais être la règle dans toute l’Europe de l’Est.
Aucun « bon élève » ne pouvait s’y soustraire »[6]. Cette rupture n’a
surement pas été voulue par le PCY qui désormais se trouvait dans une situation
difficile d’isolement politique, économique et même militaire au niveau
international.
Cet évènement montrait en tout cas, à quel
point une révolution victorieuse, même dirigée par un parti se revendiquant de
Staline, pouvait potentiellement représenter un danger pour la domination de ce
dernier en URSS et au-delà. Cela explique aussi pourquoi Staline et la
bureaucratie soviétique étaient des ennemis jurés de tout mouvement
révolutionnaire des travailleurs et des masses populaires. On voit également
que si la direction du PCY avait été réellement révolutionnaire et que, dans sa
lutte contre Staline, au lieu de s’appuyer sur des dirigeants complètement
voués et dépendants du Kremlin s’était adressé aux masses travailleuses de
l’URSS et des autres pays d’Europe de l’Est les potentialités d’une remise en
cause des bureaucraties gouvernantes dans ces pays auraient été multipliées et
peut-être une nouvelle dynamique révolutionnaire ouverte ; il y va
évidemment de même pour la construction d’une vrai fédération socialiste des
Balkans, voire d’Europe orientale et centrale.
b) Dimension économique de la rupture
La rupture avec Staline en 1948 a aussi eu des
causes et des conséquences économiques à côté et liées aux causes et
conséquences politiques. En effet, à la fin de la guerre les militants
communistes yougoslaves, mais aussi les travailleurs yougoslaves, attendaient
beaucoup de l’URSS. Ils espéraient que les soviétiques les aideraient à
procéder à l’industrialisation du pays, ce qui permettrait de résoudre le
problème de surpeuplement dans les campagnes et d’accroîtrait les richesses du
pays.
Cependant, les illusions du début allaient
vite tourner en désillusion une fois les soviétiques arrivés avec des
propositions qui étaient largement défavorables aux yougoslaves, même si au
début ceux-ci ont accepté les conditions imposées par Moscou. Continuant à
l’étranger la politique domestique, l’attitude de la bureaucratie stalinienne à
la fin de la guerre à l’égard de sa nouvelle « périphérie » d’Europe
de l’Est et Centrale a été marquée par un parasitisme de « puissance
victorieuse » et par une tentative de subordonner le développement de ces
pays aux intérêts de la bureaucratie soviétique. La Yougoslavie n’en sera pas
l’exception. En effet, « c’est la question des « sociétés mixtes »
qui créa le plus de tensions : au départ les communistes yougoslaves
n’étaient pas opposés. Ils estimaient qu’elles seraient une aide au
développement économique de la Yougoslavie, même si une partie des bénéfices de
ces co-entreprises devaient revenir en URSS. Au printemps 1946, ils
consentirent à leur création. Mais les représentants de l’URSS définissaient
dans les termes suivants l’objectif de ces société –selon Dedijer :
‘‘primo (…) assurer le monopole russe sur toutes les branches de notre industrie
et secundo (…) exploiter nos ressources naturelles, et notamment nos matières
premières. Autrement dit, nous devions rester une source de matières premières
pour une industrie plus développée » [p. 289]’’.
Alors que les théoriciens marxistes yougoslaves
avaient dénoncé les mécanismes de l’échange inégal, selon la structure du
marché capitaliste – les échanges « socialistes » proposés ne
valaient guère mieux. « Nous avons tout ce qu’il vous faut dans
l’Oural » [p. 288] disaient les soviétiques pour convaincre les
yougoslaves de s’appuyer sur l’industrie du Grand Frère.
Au contraire (…) les dirigeants du PCY
estimaient essentiel que chaque pays pût développer ses propres capacités
productives. (…) Mais ils jugères les propositions de société mixte faites par
les soviétiques, inacceptables : dans l’évaluation de l’apport de chaque
partie on n’aurait pas tenu compte du fait qu’il s’agissait de ressources
naturelles yougoslaves ; en outre tous les produits exportés par
l’industrie pétrolifère devaient être réservés à l’Union Soviétique, au gré de
ses besoins, et exemptés de taxe fiscale ou de droits d’exportation pendant
cinq ans ; enfin la société devait avoir l’exclusivité de la
distribution »[7].
Il faudrait dire que même si les communistes
yougoslaves refusaient d’accepter les traités avancés par l’URSS en pointant,
avec raison, que ceux-ci ne les aideraient pas à sortir du retard économique et
culturel et qu’au contraire les rendrait dépendants de l’URSS, cela ne les
empêchait pas d’avoir une politique semblable, bien que pas tout à fait la
même, à l’égard de l’Albanie, qu’à l’époque ils voulaient intégrer à la
Yougoslavie. Dans ce cadre, « le PCY
proposait au PCA [Parti Communiste d’Albanie] l’élaboration d’un plan
quinquennal d’exploitation des matières premières agricoles et minérales
albanaises dont le traitement industriel serait effectué dans les autres
républiques fédérées de Yougoslavie, en échange de biens manufacturés »[8]. Evidemment, après la
rupture avec la Yougoslavie, Staline utilisera hypocritement « la défense
des intérêts du développement albanais » contre la Yougoslavie, alors que
jusqu’à présent il avait complètement dénigré et ignoré les Albanais[9].
En tout cas, cette attitude du PCY sera
utilisée plus tard comme une des preuves de l’hostilité de celui-ci envers
l’URSS et de sa « déviation nationaliste ». Tout cela était
évidemment cohérent avec la vision de Staline selon laquelle la tâche
internationaliste principale (et exclusive) du mouvement communiste dans les
différents pays, et maintenant des pays du « glacis », devaient être
de contribuer à la défense des intérêts de l’URSS et à la construction du
socialisme dans ce pays. En fait, « l’insistance
avec laquelle le nationalisme était condamné n’était évidemment pas fortuite.
L’objectif majeur de la condamnation du « titisme » était bien de
mettre un terme aux solutions nationales-communistes, c'est-à-dire à la
propension des nouveaux gouvernements communistes, dans les démocraties
populaires, à se tourner vers des « voies nationales » pour aller
vers des changements politiques, économiques et sociaux tout en gardant une
certaine solidarité avec le modèle soviétique »[10].
Un autre argument utilisé par Staline contre
le PCY, pour montrer sa déviation « antisoviétique » et même
« pro-capitaliste », a été l’absence de collectivisation (forcée) des
terres. Or, « les réticences envers
la collectivisation forcée des terres, loin de recouvrir un projet
« capitaliste », correspondait à ce qu’avait été une des conditions
(et des promesses) essentielles de cette révolution : la distribution des
terres à la paysannerie pauvre qui était la principale base de masse de l’armée
yougoslave et du parti communiste »[11].
Cependant, la rupture de juin 1948 ayant
signifié la fin de tous les programmes d’aide et de coopération entre la
Yougoslavie et l’URSS et le reste des pays d’Europe de l’Est, c'est-à-dire dans
les faits un blocus économique, Tito et ses camarades feront quelques gestes
pour essayer de convaincre Moscou qu’ils étaient toujours dans la « bonne
voie ». C’est dans ce cadre qu’ils procèdent dès 1949 à l’expropriation
forcée des terres, ainsi qu’à la fermeture de la frontière gréco-yougoslave en
1948, ce qui aura pour conséquence l’étouffement et postérieurement
l’écrasement du soulèvement communiste en Grèce, comme le souhaitait Staline.
De toute façon rien n’y fera, Staline ne reviendra pas sur sa décision. Bien au
contraire, on lancera une campagne de calomnies dans les organes de presse de
tous les PC contre le PCY, ainsi qu’une purge des éléments « titistes »
dans les rangs de ces partis.
Cet isolement politique et économique poussera
les communistes yougoslaves à introduire des modifications dans leur système à
partir du début des années 1950, comme c’est le cas notamment de l’introduction
de l’autogestion soi-disant en opposition à « bureaucratisme » soviétique.
Mais voyons jusqu’où est allée effectivement cette rupture avec les méthodes,
le bureaucratisme et les conceptions théoriques staliniennes.
c) Une rupture avec Staline, pas avec le stalinisme
La rupture entre Staline et Tito a signifié
une grande commotion dans le monde : pour la première fois le « bloc
stalinien » se fissurait au point d’une rupture. Boycottée par ses
« frères socialistes », rejetée par le bloc impérialiste, personne ne
pensait que la petite Yougoslavie tiendrait longtemps. En outre, un conflit
armé entre l’URSS et la Yougoslavie n’était pas exclu. Ce « schisme »
montrait aussi, avec une clarté étonnante, devant des millions de travailleurs
à travers le monde, le caractère réel du stalinisme et son rôle néfaste pour la
lutte pour le socialisme dans la politique mondiale. Malgré la campagne de
calomnies et la persécution « anti-titiste » dans les PC à travers le
monde, beaucoup de militants de ces partis s’interrogeaient sur les agissements
de Staline et Cie.
La rupture et l’isolement postérieur de la
Yougoslavie ont conduit Tito et ses compagnons à s’interroger sur le
« modèle » stalinien et à essayer de se différencier de ce dernier.
Bien qu’ils aient entrepris par la suite des réformes, ils ne rompront pas tout
à fait avec les méthodes staliniennes ni avec certaines de ses conceptions
théoriques.
En effet, les « originalités » du
titisme par rapport au « modèle stalinien » seront avant tout d’ordre
économique, notamment avec l’introduction de l’autogestion et de certains
mécanismes marchands dans l’économie. Et cela ne pouvait pas être autrement car
remettre en question le régime politique bureaucratique stalinien de parti
unique et d’absence de toute trace de démocratie soviétique, entre autres,
signifiait remettre en cause le pouvoir du PCY lui-même. Il n’est pas étonnant
en ce sens que l’une des premières mesures prises par le titisme au lendemain
de la rupture ait été « la même que Staline mais à l’envers » :
plus de 10 000 personnes ont été enfermées dans les prisons yougoslaves
pour « pro-soviétisme ».
Cette répression se fera sentir aussi aux
niveaux les plus élevés du parti, d’abord en 1948 avec la purge des
« staliniens », mais surtout à partir des années 1950. Ainsi, « Ðilas a été limogé en janvier 1954 après
avoir critiqué le style des dirigeants et avoir remis en question le monopole
de la Ligue des Communistes et a connu plusieurs périodes d’emprisonnement
entre 1957 et 1966. Ranković a été limogé en juin 1966, sous prétexte d’avoir
mis un système d’écoute auprès de Tito lui-même : en réalité, une seule
chose est sure, c’est son opposition à la réforme [marchande] de 1965 et au
nouveau cours décentralisateur »[12]. Il en sera de même pour
d’autres vieux dirigeants de la LCY dont l’orientation ne correspondra plus à
celle du tandem Tito-Kardelj (l’idéologue le plus influent du régime).
Un autre élément de continuité avec le
stalinisme se voit par exemple dans le
fait que le titisme n’abandonnera jamais la conception de la
« construction du socialisme dans un seul pays ». Malgré les
succès du début, quelques années plus tard, cela constituera un obstacle absolu
au développement économique et social du pays. En effet, bien que la
nationalisation de l’économie représentait un grand progrès et ouvrait de
grandes possibilités de développement socialiste pour la Yougoslavie, le manque
de travailleurs qualifiés et de ressources techniques représentaient une limite
à l’accroissement de ses forces productives. Comme pour le cas de l’URSS et des
autres pays du « bloc socialiste », l’aide du prolétariat des pays
capitalistes avancés était indispensable. Mais, cela impliquait avoir une
politique conséquemment révolutionnaire et internationaliste pour, d’une part,
aider les travailleurs des pays capitalistes avancés, à commencer par ceux
d’Europe, à prendre le pouvoir et, d’autre part, pour soutenir les travailleurs
et les masses des autres Etats ouvriers bureaucratisés à se débarrasser de la
bureaucratie. Le titisme était évidemment incapable de jouer un tel rôle.
Justement l’exemple du limogeage de Milovan
Ðilas est significatif de cette incapacité du titisme à incarner cette
alternative révolutionnaire pour les travailleurs face au stalinisme. Ðilas
avait été écarté du pouvoir en 1954 lorsqu’il avançait une critique de la
bureaucratie soviétique, mais aussi de la « bureaucratisation » du
régime yougoslave. Cette critique n’était pas seulement dérangeante parce
qu’elle visait également le titisme mais aussi parce qu’elle risquait de
perturber les relations entre l’URSS et la Yougoslavie qui, après la mort de
Staline en 1953, étaient en train de s’améliorer. En effet, la
« réconciliation » a été concrétisée en 1955 quand Khrouchtchev est
allé en personne à Belgrade pour s’excuser des crimes de Staline. Mais en 1956
un autre évènement allait mettre à l’épreuve les « bonnes relations »
entre la Yougoslavie et Moscou et ici aussi Milovan Ðilas allait être
impliqué : la Révolution des conseils en Hongrie. En effet, « en 1956, la Yougoslavie autogestionnaire
accueille avec enthousiasme le mouvement des conseils ouvriers surgies en
Pologne et en Hongrie. La direction yougoslave, comme Ðilas, dénonce la
première intervention soviétique en Hongrie. Mais les divergences s’affichent
ensuite : probablement soucieux de ménager Khrouchtchev, venu à Belgrade
s’excuser des crimes de Staline, les dirigeants titistes acceptent en tout cas
l’argument du Kremlin (selon ce dernier, une contre-révolution se développait
en Hongrie) pour cautionner le deuxième envoie de tanks soviétiques. Milovan
Ðilas, qui persiste dans son soutien à cette « contre-révolution »
retourne en prison. La publication de La nouvelle classe dirigeante à l’étranger en 1957 lui vaut une
prolongation de peine. Celle de Conversations avec Staline, lui rapporta quatre années supplémentaires
(…) Il y passera en tout neuf ans »[13]. On aperçoit mieux avec
ces exemples à quelle distance se trouvait le titisme d’une politique
révolutionnaire, internationaliste et « antistalinienne ».
Cette orientation
« internationaliste » de soutien à la répression de la bureaucratie
du Kremlin contre les ouvriers en lutte trouvait son pendant réformiste et
opportuniste dans le « Mouvement des Non-alignés ». Marx dans une
phrase très célèbre disait : « Hegel
fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages
historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la
première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce »[14]. Promu par Tito, associé
à Nasser et Nehru, les dirigeants égyptien et indien respectivement, le
mouvement des Non-alignés était une
sorte de « farce tiers-mondiste » de la politique stalinienne des
« fronts populaires » avec la bourgeoisie « progressiste ».
En effet, cette fois c’était une alliance
exclusivement avec la « bourgeoisie progressiste » (et encore) des
pays coloniaux et semi-coloniaux. C’était une politique ouvertement réformiste
et pacifiste : « « Notre conception de la coexistence », a dit
le maréchal Tito, qui
s'est à maintes reprises employé à la définir, « c'est, d'une part, la possibilité et la nécessité de
l'existence commune d'états ayant
des systèmes différents, et c'est d'autre part la réaffirmation du droit de
chaque pays de s'organiser et de se développer comme il
l'entend ». Transposée dans la pratique internationale, la coexistence signifie
donc le non-alignement sur les camps
Est et Ouest, cette attitude servant, selon les porte-paroles yougoslaves, non seulement les intérêts de
leur pays, mais également la paix mondiale en favorisant le bon
voisinage et les relations pacifiques de pays dont les moyens et les régimes diffèrent. (…) D'autre part, la Yougoslavie s'est
toujours défendue d'aspirer à la constitution d'un « troisième bloc ».
Elle a explicitement reconnu l'hétérogénéité des pays [non-alignés], « cette
véritable mosaïque » sociale, géographique, politique. Ses ambitions se
limitent donc à inciter les « non
alignés » (en pratique les afro-asiatiques) à synchroniser leurs attitudes et à
renforcer ainsi leur position dans l'arène internationale, notamment à l'ONU,
où l'importance numérique du Tiers-Monde pèse lourd
dans les votes » (sous-ligné par nous)[15].
Ce
pacifisme « onusien » et la défense de la politique du « bon
voisinage » affichés par le titisme n’était autre chose qu’une répétition
de la politique stalinienne vis-à-vis de la Société des Nations dans l’entre
deux guerres. Une politique qui visait à maintenir de façon utopique le statu quo mondial. A l’époque Trotsky
faisait la remarque suivante à la politique internationale de Staline et de la
bureaucratie soviétique : « Ayant
trahi la révolution mondiale, mais s'estimant trahie par elle, la bureaucratie
thermidorienne s'assigne pour objectif principal de "neutraliser" la
bourgeoisie. Elle doit, à cette fin, se donner l'apparence modérée et solide
d'une véritable gardienne de l'ordre. Mais pour le paraître durablement, il
faut à la longue le devenir. L'évolution organique des milieux dirigeants y a
pourvu. Reculant ainsi peu à peu devant les conséquences de ses propres fautes,
la bureaucratie a fini par concevoir, pour assurer la sécurité de l'U.R.S.S.,
l'intégration de celle-ci dans le système du statu quo de l'Europe occidentale.
Quoi de meilleur qu'un pacte perpétuel de non-agression entre le socialisme et
le capitalisme? La formule actuelle de la politique étrangère officielle,
largement publiée par la diplomatie soviétique, à laquelle il est bien permis
de parler le langage conventionnel de la carrière, et aussi par
l'Internationale communiste, qui devrait, semble-t-il, s'exprimer dans la
langue de la révolution, dit: "Nous ne voulons pas un pouce de territoire
étranger, mais nous n'en céderons pas un du nôtre." Comme s'il s'agissait
de simples conflits territoriaux et non de la lutte mondiale de deux systèmes
inconciliables! »[16].
De
façon encore plus utopique encore, Tito estimait qu’il pourrait devenir le
« vrai » garant de la paix mondiale, menacée constamment par les deux
blocs dans le cadre de la Guerre Froide, en constituant une organisation
regroupant des pays du « Tiers-Monde » pour faire pression sur les
puissances impérialistes ainsi que sur l’URSS pour « préserver la
paix ».
On
voit comment une direction qui interdit à l’intérieur de ses propres frontières
tout regroupement syndical et/ou politique indépendant de l’appareil étatique
et de la LCY et ses organisations périphériques par les travailleurs, qui
étouffe tout droit de critique de la part des masses travailleuses, qui dirige
l’économie du pays selon les intérêts d’une couche privilégiée en gaspillant
les richesses nationales ne peut pas avoir une politique internationale qui
soit conséquente avec les intérêts des exploités, c'est-à-dire une politique
socialiste et révolutionnaire. La continuité des méthodes bureaucratiques et
des conceptions théoriques du stalinisme auront de lourdes conséquences y
compris sur les aspects les plus « originaux » du titisme par rapport
au stalinisme.
Juin 2011.
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