7.1.17

Schisme yougoslavo-soviétique. Une rupture avec Staline, pas avec le stalinisme


Philippe Alcoy (version en PDF ici)
 
Même si dès le début de la lutte contre les occupants nazis il y a eu toute sorte de frictions, « malentendus » et divergences entre la direction du Parti Communiste de Yougoslavie et l’URSS, jusqu’en 1948 (et même au-delà) Tito et ses compagnons sont restés fidèles à la ligne politique dictée par le Kremlin. Ce n’est qu’à partir de la rupture en 1948 entre Staline et Tito que ce que l’on appelle « le titisme » apparait comme phénomène politique. D’ailleurs, « l’ampleur et la durée de la polémique publique entre la presse yougoslave d’une part et la presse des partis communistes menée par les journaux soviétiques d’autre part, allait confirmer que la rupture entre Staline et son, jusque là, meilleur lieutenant Tito était un évènement majeur de l’immédiat après-Seconde Guerre Mondiale »[1].

Les conséquences de cette rupture seront déterminantes pour l’évolution ultérieure de la Yougoslavie. En effet, face à l’isolement politique et économique du pays il n’y avait pas beaucoup d’options : soit le PCY se mettait à la tête d’une lutte révolutionnaire et antibureaucratique au niveau international (ce dont il était incapable car cela impliquait remettre en question le régime sur lequel lui-même s’appuyait) ; soit il empruntait un chemin de « plus d’ouverture » aux puissances capitalistes ; soit il capitulait face à Staline en se  « repentant » de son attitude passée, ce qui, d’être accepté par Staline, viendrait évidemment accompagné d’un « rechange » (purge) de la direction du PCY – ce serait un suicide Tito et Cie. Naturellement, le titisme a choisi la deuxième option (même si souvent il a essayé de « jongler » entre l’URSS et les USA). 

C’est justement dans ce cadre que l’on met en place l’autogestion yougoslave, ce qui constituera l’une des spécificités du « socialisme yougoslave ». Bien que l’autogestion ait été présentée par le titisme comme la réponse critique à « l’étatisme » et au bureaucratisme de l’URSS, ce n’est pas parce que les dirigeants du PCY étaient « pour l’autogestion » qu’il y a eu une rupture avec Staline (l’introduction de l’autogestion est en réalité une conséquence de la rupture et non le contraire). Et quant à la critique au bureaucratisme de l’Union Soviétique, il se cantonnait essentiellement aux discours car dans la pratique le titisme n’a pas hésité à utiliser des méthodes empruntées directement au stalinisme et à maintenir un régime politique bureaucratique verrouillé.

Il faut aussi signaler que parmi les caractéristiques de « la voie yougoslave au socialisme » on y trouve les différentes réformes politiques et économiques dont certaines ont inspirées celles prises par le pouvoir à Moscou vers la fin des années 1980, et qui à leur tour allaient inaugurer la période de restauration du capitalisme en URSS et dans le reste des Etats ouvriers bureaucratisés de l’Est européen.

Dans cette partie nous allons analyser la rupture entre Staline et Tito, sa signification et ses implications politiques et économiques, mais aussi les limites de celle-ci pour le titisme (méthodes, conceptions théorico-politiques, etc.).

La rupture entre la Yougoslavie et l’URSS

La rupture en juin 1948 entre Staline et Tito a surpris tout le monde. Non seulement parce que le PCY s’était montré jusqu’à cette date un « bon élève » de Staline mais aussi parce que les divergences entre les soviétiques et les communistes yougoslaves n’étaient connues que d’un cercle étroit de dirigeants du PCY. Ainsi, Vladimir Dedijer, qui était l’un des cadres dirigeants les plus hauts placés dans le parti, dit n’avoir pris connaissance des difficultés avec l’URSS… qu’en février 1948 ! Il raconte ainsi le jour où Tito l’informait de ce qui se passait : « [Tito] avait l’air de vouloir discuter une question compliquée et de constater ma réaction. Je connaissais fort bien cet air. Tout cela ne prit que quelques secondes. J’avais beau le connaitre depuis dix ans, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il allait me dire (…) :

-Etes-vous au courant de ce qui s’est passé en Roumanie ? Ils ont donné des ordres pour faire enlever tous mes portraits ! Vous avez dû avoir l’écho dans les rapports de la presse étrangère…

Le sérieux de son ton me frappa. J’avais en effet lu ces rapports, mais j’étais convaincu que la nouvelle était fausse. (…) La surprise aidant je balbutiai : 

-Comment cela ? Est-ce que ce n’est pas un mensonge comme on en raconte tant ? (…)

Tito était fatigué, mort de fatigue. Je compris tout de suite qu’il s’agissait d’une affaire grave, d’un problème difficile qui le rongeait intérieurement et s’inscrivait en marques visibles sur son visage. De nouveau, il croisa nerveusement les jambes, tira une longue bouffée de sa cigarette, et comme s’il n’avait pas entendu ma réponse, il poursuivit :

-Tu as de la chance… Tu ne sais pas encore ! La guerre, c’était le bon temps, rappelle-toi la Cinquième Offensive, où nous étions encerclés de toutes parts par les Allemands. Nous savions alors que nous devions nous débrouiller tous seuls et nous en sortir en combattant de notre mieux… Mais aujourd’hui que les Russe pourraient nous aider, ils nous ligotent. (…)

Je me souvins d’une conversation que j’avais eue peu de jours auparavant, avec Kalinine, le nouveau représentant du VOKS à Belgrade (Organisation Soviétique pour les relations Culturelles avec les pays étrangers). Il m’avait déclaré que les yougoslaves n’aimaient pas l’Union Soviétique, qu’ils apprenaient moins le russe que le français et l’anglais, alors qu’en Bulgarie, la Société d’Amis de l’URSS comptait près d’un million de membres (…) Ce fonctionnaire zélé, fraîchement débarqué de Moscou, obéissait à des ordres venues d’en haut. Je me rappelai qu’il s’était vanté d’avoir été envoyé en Yougoslavie par Jdanov personnellement. (…) Il s’agissait bel et bien d’un conflit avec l’URSS, d’un conflit avec Staline. Mais c’était impensable ! Il devait y avoir un malentendu. Qui, dans ce pays, n’aimait pas l’Union Soviétique ? Nous, nous quereller avec Staline ? C’était aussi impossible qu’une querelle entre nous ! »[2].

En effet, la rupture avec Staline peut être considérée comme « l’acte fondateur » du Titisme. Plusieurs facteurs ont contribué à la rupture : certains d’ordre politique, d’autres d’ordre économique, bien que les deux soient liés. Cependant, celle-ci est plus une rupture avec Staline qu’avec le stalinisme, notamment sur la question du régime politique et des méthodes.   

a)         Dimension politique de la rupture

 

La bureaucratie installée au pouvoir en URSS au milieu des années 1920, accomplissant son rôle de protectrice des privilèges d’une minorité soucieuse de tranquillité et stabilité, s’était érigée en garante de la « loi et de l’ordre ». Son pouvoir et ses privilèges pouvaient en grande partie se maintenir tant que les masses soviétiques restaient dans une condition de relative passivité. Cependant, tout mouvement révolutionnaire des travailleurs, même à l’extérieur des frontières de l’URSS, qui éveillerait la flamme révolutionnaire des masses soviétiques, pouvait représenter un danger pour sa domination. C’est pour cela qu’elle était devenue également une fervente défenseure et garante du statu quo mondial : « La politique étrangère est toujours et partout la continuation de la politique intérieure, car elle est celle de la même classe dominante et poursuit les mêmes fins. La dégénérescence de la caste dirigeante de l'U.R.S.S. ne pouvait manquer de s'accompagner d'une modification correspondante des fins et des méthodes de la diplomatie soviétique. La "théorie" du socialisme dans un seul pays, pour la première fois énoncée au cours de l'automne 1924, signifiait le désir de délivrer la politique étrangère des Soviets du programme de la révolution internationale »[3].

C’est cela qu’explique toutes les réticences de la part de Staline à ce qu’un mouvement révolutionnaire, qu’il ne pourrait pas tout à fait contrôler, se développe pendant la Seconde Guerre Mondiale en Yougoslavie et aille au-delà du cadre de la lutte strictement « antifasciste », c'est-à-dire une lutte qui ne tranche pas des questions fondamentales comme la réforme agraire ou le type de régime à instaurer dans le pays après la guerre. 

Cela avait été aussi le souci de la direction du PCY, mais les circonstances objectives, ainsi qu’une certaine expérience d’échecs passés dans l’application de la politique stalinienne dans le pays, rendaient les dirigeants communistes yougoslaves un peu réticents à suivre les consignes de Moscou. En fait, dans les conditions de la guerre en Yougoslavie, les suivre aurait signifié clairement un « suicide politique ». Ce développement relativement autonome de l’URSS de la part des Partisans, créera les premières tensions entre Staline et les communistes yougoslaves. 

Cependant, la prise du pouvoir par le PCY et l’instauration d’un Etat et un régime claqués sur celui de l’URSS étaient devenues inévitables vers la fin de la guerre ; Staline était obligé d’accepter cette réalité. Mais cette direction, qui avait pris un chemin autonome par rapport à Moscou pendant la guerre et qui jouissait d’une grande base sociale et légitimité parmi les masses du pays, dérangeait la bureaucratie soviétique. En effet, les Partisans avaient des marges de manœuvre que les autres dirigeants des PC du « glacis » n’avaient pas. Car les dirigeants du « bloc de l’Est » avaient été déposés au pouvoir par Staline lui-même et non par un mouvement révolutionnaire des masses ouvrières et paysannes, comme cela avait été le cas du PCY. C’est pour cela que Staline va installer le siège du Kominform (Bureau d’Information des Partis Communistes) à Belgrade : il pensait pouvoir y envoyer ses agents pour surveiller de près les mouvements des communistes yougoslaves.

Tito avait été nommé à la tête du PCY en 1937 directement par Staline. En arrière-plan il y avait les Procès de Moscou dans lesquels Staline et la bureaucratie avaient éliminé littéralement, sauf quelques rares exceptions, toute la vieille-garde du parti Bolchévik qui avait fait la Révolution d’Octobre. En Yougoslavie, en 1938, on procédait aussi à une purge des vieux cadres et dirigeants du parti qui s’étaient divisés entre autres sur l’application ou pas des directives de Moscou dans le pays. Certains des dirigeants et militants communistes yougoslaves avaient été arrêtés, condamnés et parfois fusillés en URSS. 

Les communistes yougoslaves savaient donc très bien, par l’expérience et pour l’avoir fait eux-mêmes, de quoi était capable le stalinisme à l’heure de se « débarrasser » de ses opposants. Surement, cela explique en partie leur attitude bien trop zélée à l’égard de Staline dans l’immédiat après-guerre. Mais cela explique aussi leurs tentatives de se mettre à l’abri d’éventuelles représailles de la part Staline pour les « punir » d’avoir agit « de façon trop autonome » pendant la guerre.

C’est dans ce cadre que Tito multipliera ses voyages dans les autres pays « socialistes » d’Europe de l’Est (Roumanie, Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, etc.) et les différents accords et traités avec les pays de la région. Tito et le PCY vont aussi essayer de convaincre les autres dirigeants de la région de constituer une Fédération Socialiste des Balkans. Tout cela n’était évidemment pas vu d’un bon œil par la bureaucratie soviétique. Mais la crise deviendra vraiment grave lorsqu’au début de 1948 le dirigeant bulgare Giorgi Dimitrov révèle les plans que lui et les communistes yougoslaves partageraient sur la constitution d’une fédération ou confédération socialiste balkanique. 

En effet, dans ce plan de fédération ils incluaient la Grèce, où un soulèvement dirigé par le Parti Communiste grec était en cours, ce qui contrevenait les accords de Yalta et les plans secrets signés entre Staline et Churchill en 1944 où l’on décrétait que la Grèce serait à 90% sous l’influence de la Grande-Bretagne. Les déclarations du dirigeant bulgare, au milieu de « la crise berlinoise », pourraient être utilisées contre Staline par les USA et la Grande-Bretagne en l’accusant de vouloir « trop étendre le socialisme », une accusation qui était « inacceptable » pour Staline. C’est pour cela que les dirigeants du PCY « convoqués brutalement à Moscou en février 1948, ainsi que les dirigeants bulgares, (…) se virent interdire par Staline et Molotov toute fédération balkanique, prévenir que Moscou voulait la fin du soulèvement communiste grec (donc des soutiens des voisins-frères) et surtout que toute politique extérieure devait avoir au préalable l’approbation du ‘‘centre’’ »[4].

Le plan de créer une fédération balkanique, dont Tito serait la figure centrale, était une tentative pour lui de se protéger de Staline et de la dépendance vis-à-vis de l’URSS. En Yougoslavie même, il comptait sur le soutien populaire, mais pour réussir son plan il pensait qu’il fallait convaincre les autres dirigeants communistes de la région. Avec les déclarations de Dimitrov, Staline avait compris le plan de Tito, ainsi que le danger que cela impliquait. Par conséquent, les tensions entre le PCY et l’URSS n’allaient qu’augmenter jusqu’à la rupture en juin 1948 : « la convergence et la complicité politique du bulgare Giorgi Dimitrov avec Tito, telle qu’elles se révélaient par le contenu de l’interview du premier, convainquirent certainement Staline qu’il risquait la perte de son hégémonie sur un mouvement communiste mondial, et donc une déstabilisation de sa diplomatie et du rôle international de l’URSS, comme grande puissance source de son pouvoir. L’excommunication des « titistes » était à la mesure de ce danger-là »[5]

Dimitrov sera obligé de revenir sur ses déclarations quelques jours après son entretien avec Staline ; le reste des dirigeants communistes des pays du « glacis » se sont vite alignés derrière Staline et la bureaucratie soviétique. En effet, « en attaquant de front Tito et le PC yougoslave c’était tous les partis communistes au pouvoir qui étaient visés par Staline ; l’obéissance totale aux ordres venues du centre et spécialement du génial Staline devait désormais être la règle dans toute l’Europe de l’Est. Aucun « bon élève » ne pouvait s’y soustraire »[6]. Cette rupture n’a surement pas été voulue par le PCY qui désormais se trouvait dans une situation difficile d’isolement politique, économique et même militaire au niveau international. 

Cet évènement montrait en tout cas, à quel point une révolution victorieuse, même dirigée par un parti se revendiquant de Staline, pouvait potentiellement représenter un danger pour la domination de ce dernier en URSS et au-delà. Cela explique aussi pourquoi Staline et la bureaucratie soviétique étaient des ennemis jurés de tout mouvement révolutionnaire des travailleurs et des masses populaires. On voit également que si la direction du PCY avait été réellement révolutionnaire et que, dans sa lutte contre Staline, au lieu de s’appuyer sur des dirigeants complètement voués et dépendants du Kremlin s’était adressé aux masses travailleuses de l’URSS et des autres pays d’Europe de l’Est les potentialités d’une remise en cause des bureaucraties gouvernantes dans ces pays auraient été multipliées et peut-être une nouvelle dynamique révolutionnaire ouverte ; il y va évidemment de même pour la construction d’une vrai fédération socialiste des Balkans, voire d’Europe orientale et centrale.

b)    Dimension économique de la rupture


La rupture avec Staline en 1948 a aussi eu des causes et des conséquences économiques à côté et liées aux causes et conséquences politiques. En effet, à la fin de la guerre les militants communistes yougoslaves, mais aussi les travailleurs yougoslaves, attendaient beaucoup de l’URSS. Ils espéraient que les soviétiques les aideraient à procéder à l’industrialisation du pays, ce qui permettrait de résoudre le problème de surpeuplement dans les campagnes et d’accroîtrait les richesses du pays. 

Cependant, les illusions du début allaient vite tourner en désillusion une fois les soviétiques arrivés avec des propositions qui étaient largement défavorables aux yougoslaves, même si au début ceux-ci ont accepté les conditions imposées par Moscou. Continuant à l’étranger la politique domestique, l’attitude de la bureaucratie stalinienne à la fin de la guerre à l’égard de sa nouvelle « périphérie » d’Europe de l’Est et Centrale a été marquée par un parasitisme de « puissance victorieuse » et par une tentative de subordonner le développement de ces pays aux intérêts de la bureaucratie soviétique. La Yougoslavie n’en sera pas l’exception. En effet, « c’est la question des « sociétés mixtes » qui créa le plus de tensions : au départ les communistes yougoslaves n’étaient pas opposés. Ils estimaient qu’elles seraient une aide au développement économique de la Yougoslavie, même si une partie des bénéfices de ces co-entreprises devaient revenir en URSS. Au printemps 1946, ils consentirent à leur création. Mais les représentants de l’URSS définissaient dans les termes suivants l’objectif de ces société –selon Dedijer : ‘‘primo (…) assurer le monopole russe sur toutes les branches de notre industrie et secundo (…) exploiter nos ressources naturelles, et notamment nos matières premières. Autrement dit, nous devions rester une source de matières premières pour une industrie plus développée » [p. 289]’’. 

Alors que les théoriciens marxistes yougoslaves avaient dénoncé les mécanismes de l’échange inégal, selon la structure du marché capitaliste – les échanges « socialistes » proposés ne valaient guère mieux. « Nous avons tout ce qu’il vous faut dans l’Oural » [p. 288] disaient les soviétiques pour convaincre les yougoslaves de s’appuyer sur l’industrie du Grand Frère.

Au contraire (…) les dirigeants du PCY estimaient essentiel que chaque pays pût développer ses propres capacités productives. (…) Mais ils jugères les propositions de société mixte faites par les soviétiques, inacceptables : dans l’évaluation de l’apport de chaque partie on n’aurait pas tenu compte du fait qu’il s’agissait de ressources naturelles yougoslaves ; en outre tous les produits exportés par l’industrie pétrolifère devaient être réservés à l’Union Soviétique, au gré de ses besoins, et exemptés de taxe fiscale ou de droits d’exportation pendant cinq ans ; enfin la société devait avoir l’exclusivité de la distribution »[7].

Il faudrait dire que même si les communistes yougoslaves refusaient d’accepter les traités avancés par l’URSS en pointant, avec raison, que ceux-ci ne les aideraient pas à sortir du retard économique et culturel et qu’au contraire les rendrait dépendants de l’URSS, cela ne les empêchait pas d’avoir une politique semblable, bien que pas tout à fait la même, à l’égard de l’Albanie, qu’à l’époque ils voulaient intégrer à la Yougoslavie. Dans ce cadre, « le PCY proposait au PCA [Parti Communiste d’Albanie] l’élaboration d’un plan quinquennal d’exploitation des matières premières agricoles et minérales albanaises dont le traitement industriel serait effectué dans les autres républiques fédérées de Yougoslavie, en échange de biens manufacturés »[8]. Evidemment, après la rupture avec la Yougoslavie, Staline utilisera hypocritement « la défense des intérêts du développement albanais » contre la Yougoslavie, alors que jusqu’à présent il avait complètement dénigré et ignoré les Albanais[9]

En tout cas, cette attitude du PCY sera utilisée plus tard comme une des preuves de l’hostilité de celui-ci envers l’URSS et de sa « déviation nationaliste ». Tout cela était évidemment cohérent avec la vision de Staline selon laquelle la tâche internationaliste principale (et exclusive) du mouvement communiste dans les différents pays, et maintenant des pays du « glacis », devaient être de contribuer à la défense des intérêts de l’URSS et à la construction du socialisme dans ce pays. En fait, « l’insistance avec laquelle le nationalisme était condamné n’était évidemment pas fortuite. L’objectif majeur de la condamnation du « titisme » était bien de mettre un terme aux solutions nationales-communistes, c'est-à-dire à la propension des nouveaux gouvernements communistes, dans les démocraties populaires, à se tourner vers des « voies nationales » pour aller vers des changements politiques, économiques et sociaux tout en gardant une certaine solidarité avec le modèle soviétique »[10].

Un autre argument utilisé par Staline contre le PCY, pour montrer sa déviation « antisoviétique » et même « pro-capitaliste », a été l’absence de collectivisation (forcée) des terres. Or, « les réticences envers la collectivisation forcée des terres, loin de recouvrir un projet « capitaliste », correspondait à ce qu’avait été une des conditions (et des promesses) essentielles de cette révolution : la distribution des terres à la paysannerie pauvre qui était la principale base de masse de l’armée yougoslave et du parti communiste »[11]

Cependant, la rupture de juin 1948 ayant signifié la fin de tous les programmes d’aide et de coopération entre la Yougoslavie et l’URSS et le reste des pays d’Europe de l’Est, c'est-à-dire dans les faits un blocus économique, Tito et ses camarades feront quelques gestes pour essayer de convaincre Moscou qu’ils étaient toujours dans la « bonne voie ». C’est dans ce cadre qu’ils procèdent dès 1949 à l’expropriation forcée des terres, ainsi qu’à la fermeture de la frontière gréco-yougoslave en 1948, ce qui aura pour conséquence l’étouffement et postérieurement l’écrasement du soulèvement communiste en Grèce, comme le souhaitait Staline. De toute façon rien n’y fera, Staline ne reviendra pas sur sa décision. Bien au contraire, on lancera une campagne de calomnies dans les organes de presse de tous les PC contre le PCY, ainsi qu’une purge des éléments « titistes » dans les rangs de ces partis.

Cet isolement politique et économique poussera les communistes yougoslaves à introduire des modifications dans leur système à partir du début des années 1950, comme c’est le cas notamment de l’introduction de l’autogestion soi-disant en opposition à « bureaucratisme » soviétique. Mais voyons jusqu’où est allée effectivement cette rupture avec les méthodes, le bureaucratisme et les conceptions théoriques staliniennes.

c)     Une rupture avec Staline, pas avec le stalinisme


La rupture entre Staline et Tito a signifié une grande commotion dans le monde : pour la première fois le « bloc stalinien » se fissurait au point d’une rupture. Boycottée par ses « frères socialistes », rejetée par le bloc impérialiste, personne ne pensait que la petite Yougoslavie tiendrait longtemps. En outre, un conflit armé entre l’URSS et la Yougoslavie n’était pas exclu. Ce « schisme » montrait aussi, avec une clarté étonnante, devant des millions de travailleurs à travers le monde, le caractère réel du stalinisme et son rôle néfaste pour la lutte pour le socialisme dans la politique mondiale. Malgré la campagne de calomnies et la persécution « anti-titiste » dans les PC à travers le monde, beaucoup de militants de ces partis s’interrogeaient sur les agissements de Staline et Cie.

La rupture et l’isolement postérieur de la Yougoslavie ont conduit Tito et ses compagnons à s’interroger sur le « modèle » stalinien et à essayer de se différencier de ce dernier. Bien qu’ils aient entrepris par la suite des réformes, ils ne rompront pas tout à fait avec les méthodes staliniennes ni avec certaines de ses conceptions théoriques. 

En effet, les « originalités » du titisme par rapport au « modèle stalinien » seront avant tout d’ordre économique, notamment avec l’introduction de l’autogestion et de certains mécanismes marchands dans l’économie. Et cela ne pouvait pas être autrement car remettre en question le régime politique bureaucratique stalinien de parti unique et d’absence de toute trace de démocratie soviétique, entre autres, signifiait remettre en cause le pouvoir du PCY lui-même. Il n’est pas étonnant en ce sens que l’une des premières mesures prises par le titisme au lendemain de la rupture ait été « la même que Staline mais à l’envers » : plus de 10 000 personnes ont été enfermées dans les prisons yougoslaves pour « pro-soviétisme ».

Cette répression se fera sentir aussi aux niveaux les plus élevés du parti, d’abord en 1948 avec la purge des « staliniens », mais surtout à partir des années 1950. Ainsi, « Ðilas a été limogé en janvier 1954 après avoir critiqué le style des dirigeants et avoir remis en question le monopole de la Ligue des Communistes et a connu plusieurs périodes d’emprisonnement entre 1957 et 1966. Ranković a été limogé en juin 1966, sous prétexte d’avoir mis un système d’écoute auprès de Tito lui-même : en réalité, une seule chose est sure, c’est son opposition à la réforme [marchande] de 1965 et au nouveau cours décentralisateur »[12]. Il en sera de même pour d’autres vieux dirigeants de la LCY dont l’orientation ne correspondra plus à celle du tandem Tito-Kardelj (l’idéologue le plus influent du régime). 

Un autre élément de continuité avec le stalinisme se voit par exemple  dans le fait que le titisme n’abandonnera jamais la conception de la « construction du socialisme dans un seul pays ». Malgré les succès du début, quelques années plus tard, cela constituera un obstacle absolu au développement économique et social du pays. En effet, bien que la nationalisation de l’économie représentait un grand progrès et ouvrait de grandes possibilités de développement socialiste pour la Yougoslavie, le manque de travailleurs qualifiés et de ressources techniques représentaient une limite à l’accroissement de ses forces productives. Comme pour le cas de l’URSS et des autres pays du « bloc socialiste », l’aide du prolétariat des pays capitalistes avancés était indispensable. Mais, cela impliquait avoir une politique conséquemment révolutionnaire et internationaliste pour, d’une part, aider les travailleurs des pays capitalistes avancés, à commencer par ceux d’Europe, à prendre le pouvoir et, d’autre part, pour soutenir les travailleurs et les masses des autres Etats ouvriers bureaucratisés à se débarrasser de la bureaucratie. Le titisme était évidemment incapable de jouer un tel rôle. 

Justement l’exemple du limogeage de Milovan Ðilas est significatif de cette incapacité du titisme à incarner cette alternative révolutionnaire pour les travailleurs face au stalinisme. Ðilas avait été écarté du pouvoir en 1954 lorsqu’il avançait une critique de la bureaucratie soviétique, mais aussi de la « bureaucratisation » du régime yougoslave. Cette critique n’était pas seulement dérangeante parce qu’elle visait également le titisme mais aussi parce qu’elle risquait de perturber les relations entre l’URSS et la Yougoslavie qui, après la mort de Staline en 1953, étaient en train de s’améliorer. En effet, la « réconciliation » a été concrétisée en 1955 quand Khrouchtchev est allé en personne à Belgrade pour s’excuser des crimes de Staline. Mais en 1956 un autre évènement allait mettre à l’épreuve les « bonnes relations » entre la Yougoslavie et Moscou et ici aussi Milovan Ðilas allait être impliqué : la Révolution des conseils en Hongrie. En effet, « en 1956, la Yougoslavie autogestionnaire accueille avec enthousiasme le mouvement des conseils ouvriers surgies en Pologne et en Hongrie. La direction yougoslave, comme Ðilas, dénonce la première intervention soviétique en Hongrie. Mais les divergences s’affichent ensuite : probablement soucieux de ménager Khrouchtchev, venu à Belgrade s’excuser des crimes de Staline, les dirigeants titistes acceptent en tout cas l’argument du Kremlin (selon ce dernier, une contre-révolution se développait en Hongrie) pour cautionner le deuxième envoie de tanks soviétiques. Milovan Ðilas, qui persiste dans son soutien à cette « contre-révolution » retourne en prison. La publication de La nouvelle classe dirigeante à l’étranger en 1957 lui vaut une prolongation de peine. Celle de Conversations avec Staline, lui rapporta quatre années supplémentaires (…) Il y passera en tout neuf ans »[13]. On aperçoit mieux avec ces exemples à quelle distance se trouvait le titisme d’une politique révolutionnaire, internationaliste et « antistalinienne ».  

Cette orientation « internationaliste » de soutien à la répression de la bureaucratie du Kremlin contre les ouvriers en lutte trouvait son pendant réformiste et opportuniste dans le « Mouvement des Non-alignés ». Marx dans une phrase très célèbre disait : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce »[14]. Promu par Tito, associé à Nasser et Nehru, les dirigeants égyptien et indien respectivement, le mouvement des Non-alignés était une sorte de « farce tiers-mondiste » de la politique stalinienne des « fronts populaires » avec la bourgeoisie « progressiste ». 

En effet, cette fois c’était une alliance exclusivement avec la « bourgeoisie progressiste » (et encore) des pays coloniaux et semi-coloniaux. C’était une politique ouvertement réformiste et pacifiste : « « Notre conception de la coexistence », a dit le maréchal Tito, qui s'est à maintes reprises employé à la définir, « c'est, d'une part, la possibilité et la nécessité de l'existence commune d'états ayant des systèmes différents, et c'est d'autre part la réaffirmation du droit de chaque pays de s'organiser et de se développer comme il l'entend ». Transposée dans la pratique internationale, la coexistence signifie donc le non-alignement sur les camps Est et Ouest, cette attitude servant, selon les porte-paroles yougoslaves, non seulement les intérêts de leur pays, mais également la paix mondiale en favorisant le bon voisinage et les relations pacifiques de pays dont les moyens et les régimes diffèrent. (…) D'autre part, la Yougoslavie s'est toujours défendue d'aspirer à la constitution d'un « troisième bloc ». Elle a explicitement reconnu l'hétérogénéité des pays [non-alignés], « cette véritable mosaïque » sociale, géographique, politique. Ses ambitions se limitent donc à inciter les « non alignés » (en pratique les afro-asiatiques) à synchroniser leurs attitudes et à renforcer ainsi leur position dans l'arène internationale, notamment à l'ONU, où l'importance numérique du Tiers-Monde pèse lourd dans les votes » (sous-ligné par nous)[15].

Ce pacifisme « onusien » et la défense de la politique du « bon voisinage » affichés par le titisme n’était autre chose qu’une répétition de la politique stalinienne vis-à-vis de la Société des Nations dans l’entre deux guerres. Une politique qui visait à maintenir de façon utopique le statu quo mondial. A l’époque Trotsky faisait la remarque suivante à la politique internationale de Staline et de la bureaucratie soviétique : « Ayant trahi la révolution mondiale, mais s'estimant trahie par elle, la bureaucratie thermidorienne s'assigne pour objectif principal de "neutraliser" la bourgeoisie. Elle doit, à cette fin, se donner l'apparence modérée et solide d'une véritable gardienne de l'ordre. Mais pour le paraître durablement, il faut à la longue le devenir. L'évolution organique des milieux dirigeants y a pourvu. Reculant ainsi peu à peu devant les conséquences de ses propres fautes, la bureaucratie a fini par concevoir, pour assurer la sécurité de l'U.R.S.S., l'intégration de celle-ci dans le système du statu quo de l'Europe occidentale. Quoi de meilleur qu'un pacte perpétuel de non-agression entre le socialisme et le capitalisme? La formule actuelle de la politique étrangère officielle, largement publiée par la diplomatie soviétique, à laquelle il est bien permis de parler le langage conventionnel de la carrière, et aussi par l'Internationale communiste, qui devrait, semble-t-il, s'exprimer dans la langue de la révolution, dit: "Nous ne voulons pas un pouce de territoire étranger, mais nous n'en céderons pas un du nôtre." Comme s'il s'agissait de simples conflits territoriaux et non de la lutte mondiale de deux systèmes inconciliables! »[16].

De façon encore plus utopique encore, Tito estimait qu’il pourrait devenir le « vrai » garant de la paix mondiale, menacée constamment par les deux blocs dans le cadre de la Guerre Froide, en constituant une organisation regroupant des pays du « Tiers-Monde » pour faire pression sur les puissances impérialistes ainsi que sur l’URSS pour « préserver la paix ».

On voit comment une direction qui interdit à l’intérieur de ses propres frontières tout regroupement syndical et/ou politique indépendant de l’appareil étatique et de la LCY et ses organisations périphériques par les travailleurs, qui étouffe tout droit de critique de la part des masses travailleuses, qui dirige l’économie du pays selon les intérêts d’une couche privilégiée en gaspillant les richesses nationales ne peut pas avoir une politique internationale qui soit conséquente avec les intérêts des exploités, c'est-à-dire une politique socialiste et révolutionnaire. La continuité des méthodes bureaucratiques et des conceptions théoriques du stalinisme auront de lourdes conséquences y compris sur les aspects les plus « originaux » du titisme par rapport au stalinisme.


Juin 2011.



[1] GIRAULT René, « La rupture avec Staline et le Kominform en 1948 », in De l’unification à l’éclatement. L’espace yougoslave, un siècle d’histoire, ouvrage collectif, Collection des Publications de la BDIC, 1998, p. 124.


[2] DEDIJER Vladimir, Le défi de Tito. Staline et la Yougoslavie, Gallimard, 1970, pages 18-19. 


[3]  TROTSKY L., « La révolution trahie ». Chapitre VIII, « La politique étrangère et l’Armée », (http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revtrahie/frodcp8.htm). 


[4] GIRAULT René, « La rupture avec Staline et le Kominform en 1948 »…, op. cit., p. 128.


[5] DERENS Jean-Arnault et SAMARY Catherine, Les conflits yougoslaves de A à Z, p. 332.


[6] GIRAULT René, « La rupture avec Staline et le Kominform en 1948 »…, op. cit., p. 129.


[7] SAMARY Catherine, Le marché contre l’autogestion, p. 75-76.


[8] VIGNE Eric, « Le guru et son avatar », in BERTOLINO Jean, Albanie, la sentinelle de Staline, seuil, 1979, p. 231.


[9] « Le 22 septembre 1947 le Kominform était créé à Szklarska Poreba, soit trois mois seulement après la visite d’Enver Hoxha à Moscou, mais Staline n’invita pas le PCA à la réunion. L’Albanie y était représentée par la Yougoslavie, soit que Tito l’eût exigé, soit que Staline –organisant le Kominform pour renforcer son contrôle sur le PCY- ait préféré ne pas consolider la position de la Yougoslavie en invitant le PCA. Il est en effet probable que lorsqu’il vint à Moscou en juillet pour y signer un accord économique, Enver Hoxha ait prévenu Staline de la situation créée au sein du PCA par la constitution d’une tendance majoritaire pro-yougoslave, exigeant l’unification de l’Albanie et de la Yougoslavie dans le cadre de la Fédération balkanique proposée par Tito. Dans les deux hypothèses, Staline tint l’Albanie –et le PCA- pour la chose des Yougoslaves » (« Le guru et son avatar », op. cit., p. 229-230). V. Dedijer rapporte aussi des opinions de Staline à propos des Albanais : « ‘‘Quels gens primitifs et arriérés sont les Albanais !’’ dit-il un jour à l’ambassadeur yougoslave à Moscou, Vladimir Popović, et quand celui-ci lui fit observer qu’ils étaient « très courageux et fidèles », Staline s’empressa de rétorquer : -Ils sont fidèles comme des chiens, mais c’est la caractéristique des primitifs » (Le défi de Tito, op. cit., p. 216).


[10] GIRAULT René, « La rupture avec Staline et le Kominform en 1948 »…, op. cit., p. 126.


[11] DERENS Jean-Arnault et SAMARY Catherine, Les conflits yougoslaves de A à Z…, op. cit., p. 332.


[12] KRULIC Joseph, « Le titisme : originalité et banalité d’un communisme », in De l’unification à l’éclatement. L’espace yougoslave, un siècle d’histoire, op. cit., p. 137-138.


[13] DERENS Jean-Arnault et SAMARY Catherine, Les conflits yougoslaves de A à Z…, op. cit., p. 106.


[14] MARX Karl, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, 1851 (consulté le 7/7/2011 sur : http://www.marxists.org/francais/marx/works/1851/12/brum3.htm). 


[15] AUBERT DE LA RUE Philippe, « Le neutralisme yougoslave », in Politique étrangère N°4 - 1961 - 26e année pp. 327-342.



[16] TROTSKY Léon, La révolution trahie, op. cit.

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