Philippe Alcoy
En mars 1953 Staline meurt. C’est le début d’une période de frictions
et luttes inter-bureaucratiques pour la succession, mais aussi de
mouvements des masses par en bas. Dès juin 1953 on assiste à des
révoltes ouvrières contre les conditions de vie, de travail et
l’oppression des régimes staliniens. En Tchécoslovaquie et en Allemagne
des révoltes ouvrières éclatent et sont fortement réprimées par l’armée
soviétique.
Ces soulèvements ouvriers ont été un signal d’alarme pour les
dirigeants staliniens et les luttes entre les différentes fractions, à
l’intérieur de la bureaucratie, allaient s’accélérer. Les vieux
dirigeants liés au cercle du pouvoir de Staline allaient être forcés de
laisser la place à des dirigeants qui se présentaient comme des
« réformateurs ». En Hongrie, en 1953, Matyas Rákosi qui, avec Enro
Gero, était l’un des principaux architectes du régime policier hongrois,
laissait sa place à la tête du pays à Imre Nagy qui formait ainsi « le
premier gouvernement Nagy ». La bureaucratie du Kremlin craignait que la
politique de Rákosi amène à un soulèvement en Hongrie. Cependant,
Rákosi reste à la tête du parti.
Il faut dire que Nagy comme Rákosi et Gero, avait lui aussi passé les
années de guerre dans l’Union Soviétique. Mais il avait gagné une
grande popularité parmi les masses car il avait été ministre de
l’agriculture du gouvernement de front populaire en 1944 et mené la
réforme agraire. Arrivé au poste de premier ministre en 1953, Nagy
annonçait un « cours nouveau ». Il dénonce les crimes du gouvernement de
Rákosi et ferme les camps d’internement, des prisonniers politiques
sont libérés. Nagy promet plus de libertés démocratiques dans la vie
culturelle et une amélioration de la vie quotidienne. Il permet la
formation de coopératives agricoles sur la base du volontariat contre la
politique de collectivisation forcée à la campagne.
La popularité de Nagy en tant que « réformateur » se renforce. Mais
Rákosi, resté à la tête du parti, continue à manœuvrer souterrainement
et, en avril 1955, il réussit à faire tomber le premier gouvernement
Nagy pour « déviation de droite ». Nagy sera exclu du parti en décembre
1955. Sa réadmission au sein du parti n’aura lieu qu’en octobre 1956
pour essayer d’endiguer le mécontentement qui grandissait dans celui-ci.
En effet, malgré le retour au pouvoir de Rákosi et de sa politique
brutale de reprise de contrôle sur le pays, la grogne populaire
s’élargit. Parmi les jeunes, parmi les ouvriers et les paysans, parmi
les intellectuels. C’est précisément dans ce secteur que les premières
manifestations publiques de mécontentement apparaissent à travers la
création et le développement de cercles de discussion. En mars 1955,
encore sous le gouvernement Nagy, nait notamment le cercle Petôfi,
regroupant intellectuels, artistes, journalistes, étudiants. Au début,
celui-ci se limite à discuter le programme gouvernemental de Nagy.
C’était un cadre que la bureaucratie avait permis de créer dans la
perspective de contrôler le contour des discussions. Cependant, le
cercle prend de plus en plus une dimension contestataire après la chute
du gouvernement de Nagy.
Mais c’est surtout après la révélation du « discours secret » de
Nikita Khrouchtchev lors du XXe congrès du PCUS, en février 1956, que le
cercle Petôfi a un écho massif. Des milliers de jeunes et même des
ouvriers viennent y débattre. En effet, l’impact du « discours secret »,
où Khrouchtchev dénonçait les crimes de Staline, avec l’objectif de
décharger tous les maux du régime « sur le dos d’un mort », a été fort
dans toute la région. Il a renforcé les ailes « critiques » des
bureaucraties locales. La « réconciliation » avec Tito a encore renforcé
ces ailes « réformatrices ».
C’est entre ces brèches par en haut que la classe ouvrière et la
jeunesse ont pu avancer leurs propres revendications par en bas. Dans le
cas de la Hongrie, ils ont même ébranlé le pouvoir stalinien ; en
quelques jours l’édifice totalitaire s’effondrait. On était en présence
de la plus grande révolution ouvrière et populaire contre le stalinisme.
Cependant c’est en Pologne que la première action ouvrière
d’envergure contre le pouvoir stalinien a eu lieu en 1956. En juin les
ouvriers de Poznań, dans un contexte ébranlé par les révélations du
« rapport secret », se mettent en grève pour une amélioration des
conditions de travail et des rémunérations. Ils organisent des
assemblées et élisent une délégation parmi les ouvriers de base pour
aller à Varsovie présenter leurs revendications. Les autorités n’offrent
aucune réponse aux travailleurs. C’est le début d’une grève qui
rapidement devient insurrection.
La police politique polonaise tire sur les manifestants et en tue
plusieurs. Les ouvriers répondent en s’armant. Ils s’emparent des armes
des soldats, des blindés et font le tour des commissariats pour trouver
des armes. La révolte gagne d’autres secteurs de la société, notamment
la jeunesse étudiante. Or, le lendemain, après une lutte acharnée,
notamment autour de l’université, l’armée réussit à « rétablir
l’ordre ». Plus de 50 personnes ont été tuées, plus de 430 blessées et
il y a 2000 arrestations.
La révolte ouvrière de Poznań a été le premier avertissement
important de la part des travailleurs contre le pouvoir stalinien en
Pologne mais aussi en Hongrie et dans toute la région. La peur de
contagion était grande. D’autant plus que l’agitation en Pologne allait
continuer autour des réprimés de la révolte de Poznań. Le mouvement de
solidarité avec les ouvriers allait dépasser les frontières polonaises
et toucher aussi les travailleurs et la jeunesse hongroise déjà en
ébullition. Les conditions pour la révolution murissaient très
rapidement.
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