Philippe Alcoy
Il s’agit d’un fait majeur de la politique internationale. Ce qui se
passe en Turquie actuellement n’est pas simplement une « affaire
turque ». Le tournant autoritaire du président Recep Tayyip Erdogan aura
des répercussions dans la région, déjà complètement bouleversée par les
conflits armés, et bien au-delà. La classe ouvrière, la jeunesse, les
secteurs populaires et la population kurde seront les premiers visés par
les différentes mesures répressives. La solidarité avec nos frères et
sœurs de classe en Turquie et la dénonciation des politiciens de
« chez-nous » qui soutiennent le régime turc se pose de plus en plus
comme une tâche centrale pour le mouvement ouvrier et les
révolutionnaires des pays centraux en Europe.
Mercredi soir, moins d’une semaine après le coup d’Etat avorté du 15
juillet, le président turc annonçait la mise en place de l’état
d’urgence pendant trois mois. Inspiré de « l’exemple français » après
les attentats de novembre dernier, Erdogan instaure un régime
d’exception dont les principales mesures proviennent du régime militaire
des années 1980. Cette mesure lui permettra de publier des décrets
directement applicables sans vérification par la cours
constitutionnelle, on pourra interdire les manifestations et réunions de
tout type, proscrire des associations, des journaux, décréter le couvre
feu, arrêter et fouiller arbitrairement toute personne.
Il s’agit d’un tournant répressif impressionnant qui commence à
inquiéter les puissances occidentales. En effet, alors que certains
analystes et même des politiciens occidentaux s’attendaient à ce que le
coup raté ouvre la possibilité pour qu’Erdogan se crée une image de
« défenseur de la démocratie » et devienne un partenaire clé moins
« encombrant », c’est tout le contraire qui s’est produit. Face à
l’échec du coup militaire c’est avec l’instauration d’un régime quasi
miliaire qu’Erdogan est en train de répondre. Il utilise cet évènement
pour imposer de facto le régime présidentiel, axé sur sa figure, qu’il
souhaitait depuis longtemps imposer en Turquie.
Purge massive
Mais l’offensive de l’AKP, parti d’Erdogan, a commencé à peine
quelques heures après l’échec de la tentative de coup. Ainsi, le
président turc a procédé à une énorme purge au sein de l’Etat touchant
l’armée, la Justice, les différents ministères, les médias et notamment
des enseignants. En moins d’une semaine près de 60.000 personnes ont
soit perdu leur poste de travail, soit été suspendues de leurs
fonctions, soit été emprisonnées. Dans le secteur de l’éducation, 21.000
enseignants ont été licenciés, plus de 1500 doyens d’universités ont
été « invités » à démissionner, tous les enseignants sont interdits de
quitter le pays et ceux en mission à l’étranger ont été sommés de
rentrer. 5% de la population turque connait ainsi des restrictions pour
voyager.
La rapidité avec laquelle le pouvoir à procédé à purger l’Etat
tendent à confirmer l’hypothèse selon laquelle les « listes noires »
étaient préétablies et en même temps fait apparaître tout type de
théorie plus ou moins « complotiste ».
Erdogan justifie ce « nettoyage » des opposants au sein de l’Etat à
travers la « lutte contre le terrorisme ». En effet, depuis le 15
juillet le président turc dénonce son ancien allié, l’intellectuel
musulman Fetullah Gülen, d’être derrière le coup raté et qualifie son
mouvement güleniste « d’organisation terroriste ».
Frictions avec les alliés occidentaux
Ces manœuvres de la part du pouvoir turc commencent à créer certaines
frictions avec ses alliés occidentaux de l’OTAN. Bien que ceux-ci ont
dénoncé la tentative de coup d’Etat, ils craignent que les mesures
répressives et le tournant autoritaire du régime turc minent sa
crédibilité, déjà entamée, quant à son engagement vis-à-vis des
« valeurs démocratiques ». Non que les puissances impérialistes tiennent
tant à celles-ci, elles ont déjà démontré qu’elles peuvent s’accorder
avec des régimes dictatoriaux quand cela répond à leurs intérêts, mais
elles craignent qu’à moyen terme la politique d’Erdogan ouvre une
période d’instabilité dans un pays clé pour les occidentaux dans la
région.
En effet, le tournant bonapartiste du président turc pourrait attiser
les frictions et divisions dans le pays. Et cela non seulement avec les
forces politiques et militaires kurdes, dont l’armée turque a déjà bombardé des positions en Irak après le coup, mais aussi entre les fractions capitalistes turques (nationalistes, kémalistes, etc.).
Une autre question qui a fait réagir les occidentaux a été la
déclaration faite par Erdogan selon laquelle il n’écartait pas la
possibilité de rétablir la peine de mort contre les « gülenistes ».
L’Allemagne a déclaré que cela amènerait la Turquie à perdre son statut
de candidat à l’UE. Cependant, cela semble de moins en moins constituer
une menace pour Erdogan. En effet, bien qu’il dépende économiquement,
politiquement et militairement de ses alliés impérialistes, Erdogan est
également conscient qu’aussi bien l’UE que les Etats-Unis dépendent de
lui pour faire face à la crise syrienne, à la crise des réfugiés et
qu’il joue un rôle important vis-à-vis de Poutine (avec qui il est en
voie de réconciliation et avec qui il veut aboutir dans le projet de
pipeline Turkish Stream entre autres).
C’est cette situation contradictoire qui amène les Etats-Unis à
exiger des preuves concrètes au gouvernement turc pour accepter
d’extrader Fetullah Gülen, exilé aux Etats-Unis depuis 1999, comme
Erdogan le demande et en même temps qu’ils ne ferment pas la porte à
cette possibilité.
Un tournant antipopulaire
Ce tournant autoritaire du régime turc est avant tout une attaque
contre les libertés démocratiques les plus élémentaires, ou en tout cas
contre ce qu’il en restait de celles-ci. Il n’y a aucun doute qu’Erdogan
va profiter de ce pouvoir pour appliquer encore plus d’attaques contre
les travailleurs, pour élargir l’exploitation des réfugiés syriens. Le
tout dans un contexte où il sera très difficile pour la classe ouvrière
et la jeunesse de se battre sans se faire réprimer. Le président turc va
également intensifier sa persécution contre tous les opposants et
notamment contre le peuple kurde, la jeunesse et les travailleurs.
La solidarité internationale avec les travailleurs et les masses en
Turquie va avoir de plus en plus d’importance. La dénonciation de
l’hypocrisie des dirigeants impérialistes aussi. Car ce sont
essentiellement les alliés occidentaux de la Turquie qui ont aidé
Erdogan à renforcer son pouvoir et son emprise sur l’Etat turc.
Cependant, il n’est pas sûr qu’Erdogan puisse maintenir longtemps son
pouvoir autoritaire sans approfondir les tensions politiques et
sociales. Des brèches pourraient s’ouvrir alors pour les travailleurs et
les opprimés.
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