Propos recueillis par Philippe Alcoy
Nous avons interviewé les membres du groupe de musique bosnien
Dubioza Kolektiv qui à leur façon décrivent la société bosnienne après
la dislocation de l’ex Yougoslavie, faite de corruption, chômage,
privatisations criminelles, émigration. Le tout avec beaucoup d’énergie
et de bonne humeur, ce qui leur a permis de devenir populaires dans tous
les pays issus de la Yougoslavie, et notamment parmi les jeunes.
Comment définissez-vous Dubioza Kolektiv, votre style musical ?
Nous n’avons jamais vraiment essayé de définir notre style musical ou
l’adapter à un genre spécifique. Pour nous, les choses importantes ce
sont les messages et les idées que nous essayons de promouvoir et nous
essayons de trouver le meilleur support musical pour nos paroles,
messages et idées que nous voulons faire passer.
Le seul élément constant dans notre musique c’est que nous essayons
de garder un son balkanique authentique pour que les gens sachent tout
de suite d’où on vient quand ils entendent notre musique. C’est pour
cela que notre musique semble si éclectique en fin de compte et qu’il
est aussi difficile de définir notre style avec des mots.
Quand on voit vos vidéos, on peut vous voir jouer dans de
grandes salles de concert, pleines de gens, mais aussi jouant dans la
rue, avec quelques personnes autour de vous, chantant avec vous, comme
des artistes de rue « inconnus ». C’est important pour vous de garder
cette simplicité ?
Jouer dans la rue c’est le plus grand défi pour nous. Dans les
festivals ou les spectacles dans les salles de concert, les gens
viennent avec certains a priori sur le groupe, mais dans la rue tu es
totalement anonyme. Tu dois essayer d’attirer l’attention des passants
et tu as très peu de temps pour ça. C’est une façon de sortir de ta
« zone de confort » et d’exposer ta musique au test le plus difficile.
Et nous essayons de le faire partout où on peut.
C’est triste de voir que de plus en plus de villes sont en train
d’interdire de jouer de la musique dans les rues. On impose des permis
spéciaux et menace les musiciens avec des amendes et des pénalisations.
Il devrait y avoir plus de respect pour les gens qui sont en train de
diffuser de la bonne énergie dans les rues.
Dans vos paroles vous parlez souvent de politique et de
problèmes sociaux comme la corruption ou le chômage. Pourquoi avez-vous
décidé de parler de cela dans votre musique ?
Nous chantons sur notre société, les problèmes et les histoires que
nous trouvons intéressantes. Notre objectif est d’apporter un autre
discours sur certaines de ces histoires et d’entamer un dialogue avec
les gens sur ces questions.
Nous ne nous faisons pas d’illusions sur le fait que la musique
puisse changer le monde à elle toute seule et qu’un groupe de musique
puisse commencer une révolution et résoudre tous les problèmes dans le
monde avec quelques chansons. Mais nous pensons que la musique peut
inspirer les gens et les faire réfléchir sur des problèmes qui autrement
pourraient être ignorés. Nous pensons que le rôle des artistes c’est
d’essayer d’influencer la société pour qu’elle embrasse des valeurs
positives.
Il y a deux ans, des mobilisations massives ont eu lieu en
Bosnie contre la classe politique, les privatisations, le chômage, les
fermetures d’usines, etc. Vous pensez que quelque chose a changé
depuis ? Je veux dire, d’un point de vue politique mais aussi de la
conscience des gens ?
Ce qui est arrivé il y a deux ans fait partie du processus qui a lieu
dans notre pays depuis vingt ans. Nous sommes une société en transition
et tous les camps de cette lutte sociale sont en train de tester les
limites de cette nouvelle réalité.
Les politiciens et les oligarques sont en train de tester jusqu’où
les citoyens vont-ils tolérer la corruption et les privatisations
criminelles des entreprises d’Etat. De l’autre côté, les citoyens et la
société civile sont en train de mener différentes actions pour répondre à
ce processus.
Vingt ans, c’est relativement court pour changer l’ensemble de la
situation vers une démocratie qui marche avec des politiciens
responsables et une société civile forte. Ce qui est arrivé n’était
qu’un épisode dans cette lutte.
Parfois le changement se produit lentement, d’autres fois les bâtiments gouvernementaux sont en feu.
La lutte des travailleurs de l’usine Dita, à Tuzla (nord-est
du pays), est devenue un symbole de la résistance ouvrière en Bosnie.
Ils ont été au cœur de l’explosion sociale en février 2014. Il y a
quelques mois ils ont relancé la production sous contrôle ouvrier et
vous avez fait une vidéo pour les soutenir. Pourquoi c’est important
pour vous de soutenir la lutte de la classe ouvrière ?
Cela a été un très bon exemple de comment les choses peuvent changer dans une direction différente et plus positive. Dita,
qui jadis était une grande et importante compagnie d’Etat, a été
détruite à travers un processus de privatisation criminel et a été mise
en faillite. Les travailleurs ne s’y attendaient pas et pendant des
années ont demandé une solution à cette situation. Or, ils ont été
ignorés par les politiciens qui ont fait de leur mieux pour mettre Dita
dans la situation désastreuse dans laquelle elle était.
Alors les travailleurs ont décidé de prendre les choses en main et de
relancer la production eux-mêmes. Plein d’artistes et des figures
publiques ont soutenu Dita et ont aidé à faire connaitre leur histoire.
Les gens ont décidé de commencer à acheter les produits de Dita et au
final l’entreprise connait de bons résultats et est loin de la situation
désespérée dans laquelle elle était il y a peu de temps.
Cette histoire c’est le meilleur exemple d’autogestion ouvrière et
c’est un bon exemple de comment les choses peuvent changer pour le
mieux.
Vous étiez jeunes quand la « transition » et la guerre en
Bosnie ont commencé. Cela a quand même une influence sur votre musique ?
L’histoire récente a une grande influence dans la façon dont nous
nous organisons en tant que groupe. Cela nous a appris à ne pas attendre
de miracle mais de compter sur nos propres forces, travail et
connaissances.
C’est pour cela que nous faisons tout nous-mêmes : on produit et
enregistre notre musique dans notre propre salle d’enregistrement à la
maison, nous créons les matériaux pour le groupe, nous nous occupons
nous-mêmes du site internet et des réseaux sociaux…
Vous êtes en train de préparer un nouvel album, des tournées internationales, etc.?
Notre nouvel album « Happy Machine » vient de sortir en février et
quelques invités jouent des chansons avec nous comme Manu Chao, Benji
Webbe (Skindred), La Pegatina et Cambo Agushev. Il y a des chansons en
anglais, en espagnol, en italien et en punjabi.L’album peut être
téléchargé gratuitement sur notre site.
En avril nous allons présenter notre CD en France et y ferons
plusieurs concerts pour le promouvoir. La semaine prochaine nous
entamons notre première tournée aux Etats-Unis et au Canada et allons
continuer à faire des concerts et des festivals jusqu’à la fin de cette
année. Vous pouvez trouver toutes les informations sur nos concerts sur www.dubioza.org.
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