Philippe Alcoy
Publié le 4 janvier 2016
Paru en janvier 2015 chez Verso Books, Welcome to the Desert of Post-Socialism – Radical Politics After Yugoslavia est
un ouvrage collectif coordonné par deux des plus connus intellectuels
de gauche dans la région, le croate Srecko Horvat et le bosnien Igor
Štiks. L’objectif du livre est de briser certains préjugés qui pèsent
sur l’Europe de l’Est et particulièrement sur les Balkans après
l’effondrement de l’URSS et la disparition du « bloc socialiste » et de
penser des « politiques radicales » pour cette partie du continent.
Comme ses éditeurs l’affirment dans l’introduction : « ces régions
ont été vues comme une cause perdue pour le développement de processus
progressistes après 1989 et seulement vouées à des politiques de droite
et à l’extrémisme, au soutien aux politiques pro-Etatsuniennes et
pro-OTAN et à une capitulation inconditionnelle au néolibéralisme » (p. 3).
Vingt-cinq ans après le début du processus de
« transition » il s’agit effectivement pour cet ouvrage d’en faire la
lumière sur les conséquences sociales, politiques et économiques
néfastes pour les classes populaires des pays issus de l’ex-Yougoslavie.
Mais un autre objectif est également de pointer les luttes et
résistances qu’il y a eu (et qu’il y a) dans la région de la part de la
classe ouvrière, de la jeunesse et d’autres secteurs opprimés ainsi que
le surgissement de ce que les auteurs appellent « des nouvelles
subjectivités politiques ».
Vingt-cinq ans après le début de la restauration capitaliste il est
question également de faire état de toutes les « promesses déçues »
concernant la « démocratie », le progrès économique et social. Les
contributeurs du livre posent aussi les bases d’une critique au discours
sur une transition devenue interminable qui, en dernière instance, ne
sert que de légitimation à l’interventionnisme des puissances
impérialistes et à l’application de politiques antipopulaires au nom de
la « modernisation » et de la « route vers l’Europe ».
C’est dans ce contexte, et comme conséquence de cette situation, que
des mobilisations sociales se développent depuis quelques années dans
les Balkans et en Europe de l’Est (voir ici, ici et ici). Comme signalé dans l’introduction du livre, « tous
ces exemples [de mobilisations] montrent que pour la première fois on a
plus qu’une rhétorique anti-gouvernementale – il y a plutôt un vrai
sentiment anti-régime. Non seulement l’Etat mais tout l’appareil sur
lequel l’oligarchie actuelle se base sont remis en cause par des
citoyens auto-organisés (bien que de façon chaotique). (…) Le
surgissement et la nature de ces mouvements nous invitent à repenser les
catégories utilisées pour expliquer la situation sociale, politique et
économique dans les Balkans et partout dans l’Europe de l’Est
postsocialiste. Ils nous obligent à comprendre la nature non seulement
des institutions d’Etat, dans leur faiblesse ou faillite, mais la nature
des régimes postsocialistes [qui semblaient] (presque) inébranlables
ces deux dernières décennies mais qui sont susceptibles de se briser
sous le poids de leurs propres contradictions et conséquences comme par
exemple la pauvreté rampante » (p. 12).
Retour sur la période titiste
Le livre est divisé en quatre parties comprenant chacune trois
chapitres. La première partie est consacrée à la « Yougoslavie
socialiste », le modèle d’autogestion titiste, sa crise et le « désastre
capitaliste » qui a eu lieu dans les années 1990 lors du processus de
« transition » et ses conséquences sur le syndicalisme et la classe
ouvrière.
Ce retour historique est effectivement fondamental pour avoir une
vision claire sur les problèmes qui touchent la région aujourd’hui car
beaucoup des éléments de la « crise finale » de la Yougoslavie étaient
présents, en germe, dans la période titiste. En ce sens on peut évoquer
l’endettement croissant vis-à-vis des créanciers internationaux dans les
années 1970, quand les banques occidentales étaient avides de recycler
les « pétrodollars » ; les différentes réformes « libérales » qui
faisaient augmenter les tendances individualistes et particularismes
régionaux, etc.
Mais c’est le modèle d’autogestion titiste lui-même, introduit en
1950, qui était source de problèmes aboutissant souvent à un
affaiblissement des liens de solidarité entre les différentes
républiques de la fédération. Cette tendance s’est accentuée dans les
années 1980 et allait se révéler catastrophique dans les années 1990.
Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, les auteurs expliquent qu’« un
nouveau système de partage du salaire a été introduit en 1958. (…)
Maintenant [les travailleurs] avaient le droit à un revenu lié à leur
appartenance à un collectif de travail pouvant faire usage d’un site de
travail. Cela signifiait que, étant donné que les lieux de travail
relevaient de la propriété sociale, les collectifs de travail avaient le
droit de gérer et tirer profit de ces sites, mais avec certaines
limitations légales comme le payement de plusieurs taxes imposées par
les régulations du gouvernement, qui étaient souvent justifiées par des
références au bien commun ou à l’intérêt national (…) La distribution
n’était pas liée au ‘travail fourni’ mais aux ‘résultats du travail’.
(…) Cela encourageait la concurrence entre les travailleurs non
seulement à l’intérieur des lieux de travail mais entre les usines
elles-mêmes. (…) Les luttes pour attirer les investissements de l’Etat
et les politiques économiques étaient de plus en plus fortes entre les
régions, ce qui signifiait que les collectifs de travail tendaient à
identifier leurs intérêts avec la direction de leur entreprise ou au
gouvernement régional de leur république plutôt qu’avec d’autres
collectifs de travail ou d’autres républiques de la fédération » (p. 28-29).
Les privilèges des bureaucraties républicaines, s’appuyant sur des
réseaux régionaux, allaient entrer en contradiction au milieu des années
1980 avec les politiques du gouvernement central basé à Belgrade qui,
sous la pression des bailleurs de fonds internationaux du pays, prônait
une orientation de recentralisation de l’Etat. Dans cette même décennie
on assistera à la montée des luttes ouvrières contre les mesures
d’austérité et la crise.
Par la suite, le début du processus de restauration capitaliste n’a
fait qu’accentuer toutes ces tendances auxquelles il faudra ajouter les
conséquences terribles des guerres des années 1990, la complète
soumission aux puissances impérialistes de l’UE et aux Etats-Unis, la
privatisation massive et/ou fermeture des entreprises publiques, la
montée en flèche du chômage et des inégalités.
Les fruits amers de la « transition »
Les parties 2 et 3 traitent plus directement de la période de la
« transition », ou de ce que l’on pourrait appeler plutôt la
restauration capitaliste, dans le territoire de l’ex-Yougoslavie et ce,
d’un point de vue des conséquences sociales, politiques et économiques
de ce processus.
Un axe important va être celui de pointer les « gagnants et les perdants » du processus. Ainsi, « nous,
peuple de l’ex-Yougoslavie, avons appris –ou en tout cas aurions dû
apprendre– que la transition a aussi signifié la transformation des
voleurs en hommes d’affaires. Du point de vue de l’UE, les voleurs des
Balkans sont beaucoup plus désirables que les Rouges des Balkans. Cela
répond au fait que les voleurs respectent la « sacro-sainte » propriété
privée. Ils l’estiment si fortement car il en va de leur propre liberté
d’accumuler de la propriété illégalement, alors que les Rouges veulent
la liberté de leur reprendre cette propriété. Quand les voleurs ont
réussi à prendre le contrôle sur la propriété désirée, personne n’était
plus intéressé à mettre en place un système légal pour maintenir le
nouvel statu quo et empêcher toute potentielle révolution. Ceux qui ont
accumulé du capital illégalement maintenant ont tous les outils légaux à
leur disposition pour protéger la propriété. Les voleurs sont ainsi les
principaux soutiens du système actuel car personne d’autre n’est plus
déterminé à empêcher le surgissement d’idées su la redistribution de la
richesse » (p. 147).
Tout au long de ces deux parties les différents auteurs esquissent à
leur manière une critique des « fausses promesses » de la démocratie
libérale dans la région ainsi que des visions remplies de préjugés sur
les populations des Balkans concernant leur supposé « manque de
maturité » pour atteindre les objectifs de construire des « vraies
démocraties » et rejoindre l’UE. Sur cette dernière question, un des
objectifs de cette partie du livre est de déconstruire l’idée d’un
chemin inexorable des pays de la région vers l’UE.
Par ailleurs, ce processus de « transition » est identifié comme
étant une contre-révolution avec des conséquences néfastes pour les
classes populaires : « la révolution antibureaucratique a été en
réalité une contre-révolution. Immédiatement après l’installation d’une
nouvelle direction communiste, elle a troqué la rhétorique de classe par
celle de l’ethno-nationalisme. (…) Les guerres yougoslaves et les
sanctions ont été exploitées pour accélérer ce qui se trouvait au cœur
de la dissolution de la Yougoslavie : la transition du socialisme vers
le capitalisme. Les processus socio-économiques du dernier quart de
siècle sont aujourd’hui déformés et revendiqués comme l’entrée dans un
âge de démocratie parlementaire, de transition, d’indépendance et
d’intégration dans l’UE et l’OTAN, mais leurs ramifications réelles sont
bien différentes : généralisation des tendances fascistes dans la
société, guerre, hausse du chômage, élimination des droits des
travailleurs, privatisation (synonyme de pillage), commercialisation de
la santé et de l’éducation, inégalité fleurissante, désindustrialisation
et dé-sécularisation » (p. 145).
Dans un tel contexte il n’est pas étonnant qu’un sentiment de « yougo
nostalgie » ou « titostalgie » se développe comme forme de contestation
du système actuel. Cependant, cela ne veut pas dire qu’un « retour » à
l’ancien système soit proposé concrètement aujourd’hui par une
quelconque force politique ou même que cette « nostalgie » implique une
revendication acritique du passé : « la Titostalgie est plus un rejet
de la situation politique actuelle et des dirigeants politiques qu’une
glorification acritique de la politique d’il y a plusieurs décennies et
de Tito lui-même. Cela peut donc être compris comme une forme de
protestation, ou une provocation, ou même comme une forme de défense,
notamment pour la jeunesse, contre l’agressive imposition de nouvelles
tendances idéologiques (nationalisme, diktat d’une humble intégration
européenne, néolibéralisme, conservatisme, traditionalisme,
cléricalisme, restauration de la vieille situation politique) » (p. 189).
Une montée des luttes
Mais la « nostalgie » n’a pas été la seule réaction des masses dans
la région. En effet, depuis 2008 et la phase la plus aiguë de la crise
économique mondiale, les pays des Balkans ont été très fortement
atteints et les attaques contre les conditions de vies des travailleurs
se sont intensifiées. Cela n’a fait qu’approfondir la crise de
légitimité des gouvernements de la région et accentuer les luttes
ouvrières et de la jeunesse. C’est précisément de cette montée des
luttes que parle la quatrième partie du livre.
C’est ainsi qu’en 2009 on a assisté à une vague de luttes ouvrières
en Serbie concernant autour de 30.000 travailleurs de 40 à 45
entreprises. Les actions ont pris des formes multiples et variées : de
grèves jusqu’à la séquestration de patrons en passant par des blocages
de rue, des grèves de la faim et même des gestes désespérés comme des
automutilations et un suicide. La lutte contre les mesures du
gouvernement néolibéral se couplait d’une très grande méfiance vis-à-vis
de certains syndicats traditionnels que les travailleurs percevaient
comme des complices des patrons et saboteurs de leurs luttes. C’est de
cette façon qu’en août 2009 est né le Comité de Coordination des Luttes
des Travailleurs (voir page 206).
Peut-être l’une des luttes les plus emblématiques de la période en
Serbie (et dans la région) est celle des travailleuses et travailleurs
de l’entreprise pharmaceutique Jugoremedija, au nord de la Serbie. La
lutte est devenue tout un symbole car les salariés se battaient pour
préserver leurs postes de travail contre une privatisation mafieuse, ce
qui exprimait la situation de milliers d’ouvriers dans le pays et la
région. Au cours de cette longue lutte, les salariés sont même allés
jusqu’à mettre en place une forme d’autogestion de type « actionnariat
ouvrier », ce qui a limité beaucoup leurs possibilités et même créé des
tensions avec les salariés non-actionnaires : « Malgré [les] succès
et capacité des travailleurs à stabiliser et élargir la production, la
situation est restée fragile. La difficile situation économique a posé
de lourdes contraintes sur le modèle organisationnel de Jugoremedija et
la division entre les travailleurs actionnaires et les travailleurs
‘ordinaires’ est devenue plus visible. Ces derniers étaient moins
disposés à accepter des salaires stagnés et des heures supplémentaires
pour une usine qui ne leur appartenait pas » (p. 208).
Cette difficile situation économique, les contradictions inhérentes à
la forme d’organisation que les salariés ont choisie pour mettre en
place « l’autogestion » et les pressions politiques ont conduit à la fin
de cette expérience.
Un autre acteur important dans la région a été le mouvement étudiant
croate qui depuis 2008 mène des luttes qui ont influencé des secteurs
qui vont au-delà de la jeunesse. En effet, « en mai 2008 [les
étudiants] ont organisé la première manifestation à l’université de
Zagreb avec quelques 5.000 participants (…) Avec leur revendication
‘d’éducation gratuite’ et une critique du néolibéralisme et des
privatisations, les étudiants attaquaient le cœur de la politique des
dernières années. Même le processus d’accession à l’UE était critiqué.
Pour la première fois en plus de vingt ans, les piliers du
néolibéralisme et du capitalisme étaient ouvertement contestés et remis
en cause. Comme conséquence de cela, la mobilisation étudiante, ses
pratiques et perspectives ont ouvert des espaces au-delà du champ de
l’enseignement supérieur » (p. 2013-214).
Mais c’est le mouvement du printemps 2009 et l’occupation de la
faculté d’Humanités et Sciences Sociales de Zagreb qui a le plus marqué
les esprits. Avec les méthodes de démocratie directe et la jonction avec
les travailleurs en lutte et les paysans, le mouvement a sans aucun
doute influencé d’autres mouvements qui ont eu lieu dans la région,
comme celui en Bosnie en février 2014 où on a vu l’unité entre les
travailleurs et la jeunesse ainsi que le surgissement de « plenums ».
Quelques observations finales
Il n’y a aucun doute que ce livre constitue une initiative très
importante pour la région et au-delà. Essayer de livrer une lutte sur le
terrain des idées dans une région aussi dévastée et gangrénée par les
idées réactionnaires du nationalisme au cléricalisme en passant par le
néolibéralisme n’est pas une tâche simple. Cependant, elle est
fondamentale pour poser les bases de la récupération de la mémoire
collective des exploités et opprimés de l’espace ex-yougoslave, et plus
largement de l’Europe de l’Est, et mettre les idées émancipatrices à
l’offensive.
De ce point de vue, le livre part d’une situation catastrophique, un
vrai « désert » d’idées émancipatrices, anticapitalistes,
révolutionnaires. Et de ce fait, on sent que le livre est traversé par
une sorte d’éclectisme idéologique, fait de disparités entre les
différents auteurs et surtout d’un certain flou/ambiguïté stratégique.
Dans le titre lui-même on aperçoit cette ambiguïté : parler de
« politiques radicales » ne précise pas forcément si l’on parle
d’anti-néolibéralisme ou d’un certain type d’anticapitalisme. En outre,
jamais n’est posé clairement l’objectif en positif.
Par ailleurs, peut-être le plus grand manque du livre est l’absence
d’un chapitre consacré à la révolte sociale de février 2014 en
Bosnie-Herzégovine, sans aucun doute et malgré son caractère explosif et
de courte durée, l’un des mouvements sociaux les plus importants de la
région ces derniers 25 ans. Celui-ci a associé la lutte contre les
privatisations des entreprises publiques à la dénonciation de la
corruption du patronat et de la caste politicienne du pays et du chômage
qui touche très particulièrement la jeunesse. Autrement dit, une
combinaison explosive entre classe ouvrière, jeunesse et secteurs
populaires dans un mouvement qui avait comme axe central des
revendications de classe, à la différence d’autres mouvements dans la
région portant des revendications plus floues et polyclassistes.
Dans le postscriptum les éditeurs reviennent sur ce mouvement et
expliquent que celui-ci a eu lieu après la remise des textes pour le
livre. Cependant, étant donné l’ampleur et l’importance du mouvement et
prenant en compte que le livre n’a été publié qu’en janvier 2015, on ne
peut que regretter cette absence.
Quoi qu’il en soit, Welcome to the Desert of Post-Socialism
est un ouvrage qui, sans aucun doute, ouvre le débat et permettra et
encouragera dans les prochaines années la publication de plus d’écrits
de ce type dans l’espace ex-yougoslave et dans l’Europe de l’Est en
général qui pendant longtemps ont été au centre de la propagande
impérialiste contre toute idée de dépassement du capitalisme.
Source: RP
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