Philippe Alcoy
Publié le 25 novembre 2015
Depuis la fin de l’été, et le début des bombardements russes en
Syrie, les frictions et les affrontements armés entre les forces de Kiev
et celles des rebelles dits pro-russes avaient nettement diminués. La
coopération de la Russie avec le gouvernement de Kiev et les
« interlocuteurs » de l’UE, notamment l’Allemagne et la France, était
évidente. Cependant, les choses semblent changer. La situation se
dégrade et, mercredi matin, le géant russe Gazprom annonçait
l’interruption de la livraison de gaz vers l’Ukraine.
L’hiver s’approche inexorablement et le gaz russe est
indispensable pour que la population d’Ukraine puisse se réchauffer et
faire face aux températures impitoyables de cette période de l’année.
Cette interruption de l’approvisionnement en gaz intervient, selon les
dirigeants de Gazprom, parce que « Naftogaz [l’entreprise gazière
ukrainienne] a tiré la totalité des volumes de gaz russe payés
auparavant [et] ?aucun prépaiement n’a été effectué ?(…) les livraisons
ne reprendront que quand Naftogaz effectuera un nouveau prépaiement ».
En effet, selon les termes d’un nouvel accord entre le gouvernement
ukrainien et la Russie (auquel l’UE a pris part) Kiev doit payer à
l’avance les volumes de gaz souhaités. C’est ainsi qu’après la
suspension des livraisons de gaz en juillet dernier, le 12 octobre elles
reprenaient.
La Crimée plongée dans le noir depuis dimanche
Mais cette mesure de la part du gouvernement russe semble être une
réponse à la coupure d’électricité géante qui touche la Crimée depuis
dimanche matin. En effet, après le sabotage avec des explosifs des
lignes à haute tension alimentant la péninsule, près d’un million des
deux millions d’habitants se sont retrouvés sans électricité. La seule
production d’électricité y était fournie par des groupes électrogènes,
dont 300 générateurs envoyés de Russie.
En effet, malgré son annexion par la Russie en mars 2014, la Crimée
est encore totalement dépendante de l’approvisionnement en électricité
et en eau potable venu d’Ukraine. Des groupes d’opposition tatars et
nationalistes ukrainiens avaient dénoncé cette situation. On soupçonne
d’ailleurs que ces groupes soient les responsables du sabotage.
Le gouvernement russe a de son côté déclaré que Kiev utilisait
politiquement la coupure de l’électricité et ne menait pas tous les
efforts pour rétablir le courant. Selon le ministre ukrainien de
l’énergie, Volodymyr Demtchichine, ce retard serait dû au manque de
sécurité dans la zone pour les travailleurs de la compagnie nationale
d’approvisionnement d’électricité.
Le ministre russe de l’énergie, Alexandre Novak, a alors envisagé
l’arrêt des livraisons de charbon, indispensables pour les centrales
électriques et les chaufferies urbaines : « nous pouvons, et
peut-être devons dans cette situation, prendre la décision d’arrêter les
livraisons de charbon de nos organisations commerciales ».
Guerre commerciale
Ce nouveau pic de tensions entre Kiev et Moscou se produit dans un
contexte où depuis quelques semaines les frictions s’intensifient. Si
sur le terrain militaire les combats se sont calmés, au moins pour le
moment, c’est surtout sur l’arène du commerce que la Russie et l’Ukraine
se livrent une guerre âpre.
Celle-ci s’est traduite par l’interdiction pour les avions russes
d’atterrir en Ukraine. En effet, le gouvernement de Kiev estime que les
compagnies aériennes russes ont violé l’espace aérien ukrainien en
proposant des vols vers la Crimée annexée par les russes. La Russie a
répondu en interdisant à son tour aux compagnies aériennes ukrainiennes
d’atterrir en Russie.
La Russie menace également l’Ukraine d’imposer un embargo sur ses
produits alimentaires à partir du 1er janvier 2016 quand l’accord de
libre-échange entre l’UE et Kiev prendra effet.
La politique internationale russe dans une situation incertaine
La Russie prend la mesure de suspendre l’approvisionnement de gaz
vers l’Ukraine dans un moment où une action de sabotage plonge la moitié
de la population de la Crimée dans le noir et le lendemain de l’abattage d’un avion de combat russe par l’armée turque compliquant sa position en Syrie. Autrement dit, au milieu d’actions très défiantes à l’égard de Poutine et son gouvernement.
La Russie est obligée de répondre dans les deux cas car la
crédibilité de sa stratégie internationale en dépend. Et cela au niveau
international comme sur le plan national. Mais selon les réponses
choisies, celles-ci pourraient avoir comme résultat collatéral de
renvoyer à nouveau Poutine dans un certain isolement international.
Certes, des voix dans des pays centraux de l’UE se lèvent de plus en
plus pour pousser vers une collaboration plus étroite avec la Russie. En
ce sens, ils ne voient pas d’un très bon œil une politique visant à
isoler Poutine, notamment la France qui compte sur la Russie dans la
lutte contre Daech en Syrie.
Cependant, la situation de remontée de tensions en Ukraine révèle les
points faibles de la politique internationale du Kremlin. En effet,
l’intervention russe en Syrie est plus compliquée que ce que
n’estimaient les autorités à Moscou et leurs objectifs semblent
difficiles à atteindre à court terme. Alors que les attentats de Paris
avaient permis à la Russie de redevenir (momentanément) une pièce
centrale pour les plans des puissances impérialistes en Syrie, l’attaque
de la Turquie contre son avion de chasse remet en cause ce scénario.
Il faut dire également que les pays de l’UE semblent s’apprêter à
prolonger les sanctions économiques vis-à-vis de la Russie au moins pour
six mois supplémentaires en décembre. Et cela malgré les signes de
« coopération » que la Russie avait montré ces derniers mois. Encore un
objectif qui semble échapper à Poutine.
À cela il faut ajouter que le gouvernement de Kiev est de plus en
plus impopulaire au sein de la société et se trouve sous la pression des
partis nationalistes et des oligarques opposés à Petro Porochenko. Cela
le rend incapable de remplir certains engagements de « l’accord de
paix », notamment vis-à-vis des questions sur l’autonomie des régions
dites « pro-russes » de l’Est du pays. Or, pour Poutine il est très
compliqué de faire plus de concessions en Ukraine en échange d’une levée
des sanctions européennes dans un cadre où la situation en Ukraine
représente déjà la plus grande défaite stratégique du capitalisme russe
depuis la dissolution de l’URSS.
La question qui se pose est donc la suivante : dans un contexte de
poursuite de l’engagement russe en Syrie (bien au-delà des quatre mois
évoqués par le gouvernement au début des bombardements), d’un
prolongement des sanctions économiques pendant au moins six mois et d’un
conflit économique, politique et militaire ouvert en Ukraine, combien
de temps peut encore tenir l’économie russe ?
Source: RP
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