2.3.15

Zone de destruction capitaliste. Visite à l’ex usine textile Borac à Banovići (Bosnie)


Philippe Alcoy

Nažalost pourrait être traduit par « quel dommage ». C’est sans aucun doute le mot qui sort le plus de la bouche du groupe d’ex-ouvrières de l’usine de confections Borac de la ville de Banovići (à 40 km de Tuzla dans le nord-est de la Bosnie). L’entreprise a fermé il y a quelques années déjà et ses ouvrières organisent aujourd’hui une conférence de presse et une visite à ce qui reste de l’usine pour dénoncer, comme tant d’entreprises fermées dans la région, le non payement des cotisations patronales pour les retraites, des indemnités de licenciement, etc.

Dans son meilleur moment Borac employait jusqu’à 400 travailleurs, surtout des femmes. Il y avait une garderie, une cuisine et un réfectoire pour le personnel, une terrasse en face d’un ruisseau qui passe derrière le site pour les moments de pause. Un service spécial de navette qui prenait les travailleurs des autres usines de la ville, les mineurs et les travailleuses de Borac de différentes villes de la région.

Pendant la guerre de 1992-1995 Borac produisait pour l’armée. A la fin de la guerre, les problèmes ont commencé pour l’entreprise. Peu à peu on la tué, liquidé, jusqu’à sa fermeture définitive il y a quelques années.



Katastrofa. Une catastrophe pour ses ouvrières. Beaucoup d’entre elles y ont travaillé pendant 25 ou 30 ans. Aujourd’hui elles se trouvent dans une misère totale, dépendantes de la solidarité de leur famille. Celles qui n’ont pas de mari ou d’enfants dépendent de l’aide de frères ou sœurs, de neveux ou d’autres parents. Beaucoup de rage dans leurs visages marqués par une vie dure, sans pitié. Ouvrières d’entre 50 et 60 ans, une génération écrasée par la guerre et la destruction provoquée par la restauration capitaliste avec son lot de misère, de chômage, de fermeture d’usines…

A peine on commence la visite des restes de l’usine et l’on peut voir, parmi d’autres panneaux de l’époque yougoslave, un petit fanion, cynique, des jeux olympiques d’hiver qui ont eu lieu à Sarajevo en 1984. Ironie : il s’agit surement de la date où beaucoup de ces femmes ont commencé à travailler chez Borac.



La visite continue. Humidité, obscurité d’un bâtiment abandonné. Un escalier nous amène à l’endroit où se trouvait l’atelier. Aujourd’hui ce n’est qu’une grande pièce vide. En réalité une pièce remplie de décombres, de bouts de tissu, de boutons, de quelques aiguilles, de tout type d’ordure et déchets, de la poussière. Un spectacle désolant et choquant. Surtout pour ce groupe de travailleuses. Pour certaines d’entre elles, c’est peut-être la première fois qu’elles visitent le site depuis sa fermeture. Elles oublient les personnes qui les accompagnent. Leurs yeux cherchent ; elles se divisent en petits groupes. Où vont-elles ? Il n’y a pas de doute : chacune va presque automatiquement voir ce qui reste de leur poste de travail. Il n’y reste plus rien…








On peut voir au fond une machine solitaire (ou ce qui en reste). Je m’y approche. J’y trouve un bleu de travail appuyé sur une chaise en face de la machine. Une ouvrière la prend et me dit que c’était la sienne. Elle la prend avec une claire délicatesse, comme un objet précieux d’un temps révolu. Elle habille avec un mannequin qui reste par là et avec une autre ouvrière me montrent comment elles faisaient, comment elles travaillaient. Parmi les ordures elle prend un petit miroir cassé et avec de gestes me dit à nouveau que c’était à elle. Plus loin elle trouve un cahier de tâches avec son nom écrit sur la couverture. Ses yeux l’examinent. Avant de partir elle le laisse dans le sol de ce qui était leur atelier…








Je trouve une petite carte et on m’explique que c’était un bon pour manger au restaurant de l’entreprise. On s’y dirige. Sur la porte d’une salle qui tombe en ruines, comme le reste du site, on voit écrit: “votre désir est notre obligation”. Ici en plus des déchets il y a des couverts, des assiettes et des chaises en plastique détruites. Au milieu de tout ça, une vieille affiche publicitaire exhibe des produits que l’on fabriquait chez Borac. Les ouvrières vont et viennent sans même pas les remarquer, comme si la violence de tant de cynisme accumulé les était devenu totalement indifférent. La chanteuse brésilienne Alcione dit dans l’une de ses chansons « quant à ma douleur ne t’inquiètes pas mon amour, on est devenues copines, elle me fait mal doucement »…








Il n’y a pas de pleurs. En réalité oui, mais très discrets. Pendant tout le tour de l’usine des petits groupes se formaient. Des discussions sur ce qu’il faut faire, sur le constat, des cris parfois. A la fin, sur une feuille, l’une après l’autre les ouvrières laissent leurs numéros de téléphone. Rester en contact et s’organiser collectivement pour obtenir au moins le minimum. Le lendemain, comme tous les mercredis, il y a un rassemblement à Tuzla, à 40km de là, avec des ouvriers d’autres usines fermées ou en processus de fermeture. Seulement un petit groupe d’ouvrières de Borac s’y rendra : le ticket aller-retour à 7 marks convertibles (près de 3,5euros) est trop cher pour elles.










Un ouvrier de Dita, un autre ex-géant de l’industrie yougoslave condamné à la fermeture, disait en rigolant mais avec un certain degré de vérité en pointant vers un groupe de chiens : « ici les chiens ont plus de droits que les humains ». Cependant, dans une ville avec un taux de chômage de plus de 50% et de 80% parmi les jeunes, avec des centaines de travailleurs vivant dans la misère, une partie de ceux-ci commence à s’organiser pour exiger leurs droits les plus élémentaires.

A plusieurs égards cela se ressemble à l’organisation des chômeurs dans les groupes « piqueteros » en Argentine dans les années 1990. Leur capacité de se lier à la jeunesse précarisée et aux travailleurs ayant un travail va être sans aucun doute fondamental. L’exemple des ouvrières de Borac qui essayent de s’organiser malgré les énormes difficultés matérielles et la violence quotidienne de ce système montre que tout n’est pas de la résignation, que la lutte et l’organisation peuvent donner confiance et espérance à notre classe.            

26/2/2015.

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