Philippe Alcoy
Source: CCR du NPA
Dimanche 12 octobre ont eu lieu les septièmes
élections générales en Bosnie-Herzégovine depuis la fin de la guerre en
1995. Sans surprise, les partis nationalistes l’emportent largement.
Cela est avant tout l’expression d’une absence d’alternatives politiques
pour les classes populaires. Cependant, la victoire des formations
nationalistes ne doit tromper personne. Même si celle-ci marque leur
continuité au pouvoir, la réalité est loin de signaler un « consentement
populaire » à ces partis. Avec une abstention de presque 46%, se sont
exprimés plutôt une forte méfiance vis-à-vis d’une caste politique
corrompue ainsi que le refus d’un régime profondément antidémocratique
et clientéliste.
Le principal
vainqueur a été le Parti de l’Action Démocratique (SDA – bosniaque)
fondé par le premier président de la Bosnie, Alija Izetbegovic. Son
fils, Bakir Izetbegovic, sera le représentant bosniaque à la présidence
collégiale tripartite. Le croate Dragan Covic de l’Union Démocratique
Croate de Bosnie-Herzégovine (HDZBiH) occupera le siège réservé aux
croates.
Quant au représentant serbe de la présidence, après
une élection très serrée, ce sera Mladen Ivanic du Parti Démocratique du
Progrès (PDP) qui siègera. Candidat d’une alliance menée par le Parti
Démocratique Serbe (SDS), il a vaincu Željka Cvijanovic, la candidate
soutenue par l’actuel président de l’entité serbe (Republika Srpska
–RS), Milorad Dodik.
Et du côté de la présidence de l’entité serbe,
Milorad Dodik a réussi de justesse à conserver son poste alors que le
SDA devrait dominer le parlement de la fédération croato-musulmane.
Les Accords de Dayton et le renforcement des partis nationalistes
Les Accords de Dayton de 1995 qui marquaient la fin
de la guerre, ont contribué au renforcement des partis nationalistes. En
effet, ils validaient dans la structure même de l’Etat une division
nationale réactionnaire, résultat des opérations de « nettoyage
ethnique ».
D’après ces accords, la Bosnie-Herzégovine devenait
une fédération avec deux entités : la fédération croato-bosniaque et
l’entité serbe qu’est la Republika Srpska. Chacune de ces deux entités
possède sa propre constitution, son propre parlement, ses propres forces
répressives, etc.
En plus des structures plus locales (cantons), on
élit une présidence collégiale composée de trois représentants, un de
chaque groupe national dominant (ce qui exclut de fait les autres
minorités nationales du pays comme les Juifs et les Rroms). Cette
situation a permis le développement de partis politiques sur des bases
« nationales », qui se partagent le pouvoir depuis près de vingt ans.
Cette structure étatique, qui est considérée par
certains comme la plus compliquée du monde, jette le pays dans une
« crise politique chronique », bloqué d’un côté comme de l’autre puisque
pratiquement rien ne peut être fait sans qu’il y ait consensus entre
les représentants des trois nationalités dominantes.
Une situation économique et sociale désastreuse
Le taux de chômage officiel en Bosnie est de 27%.
Même si ce chiffre est déjà catastrophique, d’autres estimations parlent
plutôt de 44%. Deux tiers des jeunes n’ont pas de travail et le travail
au noir est très répandu. Le salaire minimum est parmi l’un des plus
faibles au monde : 220 euros par mois. Une grande partie de la
population dépend des aides de l’Etat (veuves, anciens combattants,
retraités).
A côté de cela, les salaires des députés sont six
fois plus élevésque le salaire moyen du pays. Autrement dit,
proportionnellement, les députés de Bosnie sont parmi les politiciens
les mieux payés du continent. Et sans aucun doute parmi les plus
corrompus aussi !
Une campagne au ton « séparatiste » en Republika Srpska
Le président de RS depuis 2006, Milorad Dodik, a
fondé son pouvoir sur un important réseau clientéliste. Cela est rendu
possible grâce aux larges prérogatives de l’entité serbe. De cette façon
Dodik réussit à « acheter la paix sociale » étant donné que « le
principal pourvoyeur d’emplois est l’administration. Pour décrocher un
job (…) il suffit d’être affilié au parti. Résultat : les gens craignent
le moindre changement qui pourrait fragiliser leur situation déjà
précaire » (Le Courrier des Balkans, 12/10).
Ainsi, le discours nationaliste de Dodik peut être
compris par certains secteurs populaires comme la « garantie » pour
conserver des bénéfices sociaux inexistants en fédération.
En ce sens, pendant les derniers jours de sa
campagne, Dodik a exprimé sa volonté de transformer l’entité serbe en un
« Etat ». En même temps, il encourageait les dirigeants croates pour
qu’ils créent une entité croate (l’Herceg-Bosna) pour affaiblir les
partis bosniaques-musulmans et ainsi que la Bosnie-Herzégovine devienne
une confédération composée de trois entités ou « Etats » (bosniaque,
serbe et croate).
Malgré cela, cette fois sa recette ne semble pas
avoir marché complètement puisque l’abstention en Republika Srpska a été
très forte (44%) et les résultats ont été très serrés, sans mentionner
que sa candidate n’a pas pu être élue pour le siège serbe de la
présidence collégiale. Cela s’explique sans doute parce que malgré le
clientélisme aucun problème de fond des classes populaires de Republika
Srpska (comme du reste du pays) n’a été résolu.
L’influence de la géopolitique
Même si chaque fois que les élections approchent tous
les partis ressortent leurs discours nationalistes, cette fois ces
discours prenaient une signification spéciale ; aussi bien par les
implications internes que par le contexte international.
En effet, Dodik revendique le soutien du président
russe Vladimir Poutine. Bien que celui-ci soit réel, il faudrait le
relativiser. Poutine, impliqué dans une lutte de plus en plus dure avec
les puissances impérialistes, cherche à « fidéliser » ses alliés dans
l’ancienne « zone d’influence » de l’URSS (Europe Centrale et de l’Est).
Cela est essentiel pour faire face économiquement et politiquement au
cercle d’isolement que l’impérialisme essaye de lui imposer.
Ainsi, ces derniers jours on a assisté à un
rapprochement entre la Russie et la Serbie à travers la signature de
plusieurs accords économiques et militaires. Poutine a même été l’invité
d’honneur des autorités serbes lors de la commémoration du 70e
anniversaire de la libération de Belgrade des nazis.
La contradiction est que la Serbie, pour continuer
dans sa voie de « progression vers l’UE », a soutenu l’opposition en
Republika Srpska alors que Poutine soutenait Dodik. En effet, étant
donné que la Russie ne compte pas avec des alliés « sûrs » du côté
bosniaque-musulman, elle se voit obligée de soutenir un Dodik qui semble
de plus en plus isolé. En outre, il y a des indices qui indiquent que
Poutine présente « le modèle bosnien » comme une possible « solution »
pour la crise en Ukraine. En ce sens, un affaiblissement de Dodik serait problématique pour le projet russe.
Face à Dodik, une alliance dirigée par le Parti
Démocratique Serbe (SDS) et fondée par le leader nationaliste serbe
poursuivi par des crimes contre l’humanité, Radovan Karadžic. Ce parti a
opéré un « tournant occidentaliste » dénonçant les discours « trop
nationaliste » de Dodik et se montre prêt à collaborer avec les partis
bosniaques. Cela lui a valu le soutien (financier) d’ONGs
nord-américaines qui cherchent à se débarrasser de Dodik pour avancer
vers une plus grande centralisation de la Bosnie-Herzégovine.
Centralisation et plans d’ajustement
Un des points de divergence entre les partis
nationalistes présenté comme central depuis plusieurs années est la
question de la réforme de l’Etat. Alors que les nationalistes croates
et, notamment, serbes défendent une décentralisation plus importante, le
SDA et d’autres partis « républicains » (non-nationaux) défendent une
plus grande centralisation de l’Etat.
Ces derniers ont le soutien de l’impérialisme
nord-américain et de l’UE, ainsi que celui du FMI. En effet, les
impérialistes voient dans les structures étatiques établies par les
Accords de Dayton (imposées par eux-mêmes) un obstacle pour les
« réformes structurelles » en Bosnie-Herzégovine. Autrement dit, pour
l’application des plans d’ajustement et des attaques supplémentaires
contre les travailleurs et les classes populaires dans un pays où la
situation économique est déjà catastrophique.
Cela indique déjà que la cohabitation entre les
différents partis nationalistes sera très difficile. La formation même
d’un gouvernement semble très difficile. Et même s’ils arrivent à former
un gouvernement celui-ci sera sans aucun doute très fragile.
Ce qui est sûr c’est que quel que soit le degré de
« stabilité » du gouvernement formé, il devra mettre en place de dures
mesures d’austérité. Ce qui est nouveau c’est qu’après les manifestations massives de février,
il y a un risque que les attaques provoquent une nouvelle explosion
sociale. Evidemment, on ne peut pas exclure des provocations
nationalistes d’un côté comme de l’autre.
Le feu de l’explosion sociale de février est encore allumé !
Une situation sociale insupportable combinée à la
dénonciation de la corruption de la caste politicienne et les
privatisations mafieuses qui ont eues lieu depuis plusieurs années dans
le pays ont provoqué une explosion sociale en février dernier.
Partie de la ville industrielle de Tuzla (nord-est)
elle a rapidement gagné d’autres villes du pays. A l’occasion il y a eu
une convergence explosive entre des travailleurs et travailleuses en
lutte dans des entreprises privatisées et la jeunesse précarisée. Les
principales revendications étaient l’annulation des privatisations
mafieuses, le refus des partis politiques du régime et un début de remise en question des Accords de Dayton. Certains travailleurs en lutte exigeaient même le « contrôle ouvrier » dans les usines renationalisées.
Au cours des manifestations sont apparus les
« plénums » (assemblées populaires) où participaient plusieurs secteurs
de la société (des classes moyennes à des secteurs de travailleurs,
comme dans le cas de Tuzla). Ces plénums constituaient une tentative
d’auto-organisation des masses face aux partis du régime, même s’ils
présentaient beaucoup de limites.
En fin de comptes, aucune des revendications n’a été
satisfaite. Et les immenses inondations du mois de mai n’ont fait
qu’aggraver la situation (2 milliards d’euros de dégâts, 15% du PIB).
Malgré leurs manœuvres et discours, les partis
nationalistes savent très bien que rien ne garantit qu’ils puissent
empêcher une nouvelle explosion sociale qui remette en cause plus
profondément leurs intérêts. C’est le minimum que l’on puisse souhaiter.
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