Philippe Alcoy
Source: Courant Communiste Révolutionnaire du NPA
Alors que pendant des années la Slovénie était
présentée comme un « modèle de transition » à l’économie de marché et à
la « démocratie » pour les pays d’Europe Centrale et de l’Est, le mythe
commence à s’effriter. En effet, après des mois de mobilisations des
masses contre la corruption et les partis du régime instauré depuis plus
de vingt ans, combinées à des journées de grève et de mobilisation,
certes isolées, appelées par la bureaucratie syndicale pour répondre à
la pression de la base remontée contre les mesures d’austérité, le
gouvernement de Janez Janša (centre-doit), arrivé au pouvoir il y a à
peine plus d’un an, est tombé mercredi 27 février. Le tout sur fond
d‘une crise politique et économique profonde.
Les mobilisations
ont commencées au mois de novembre à Maribor, deuxième ville du pays,
contre des mesures prises par le maire. Très vite la contestation a
gagné tout le territoire du pays allant jusqu’à remettre en cause
l’ensemble du régime politique corrompu. Des manifestations massives se
sont déroulées dans les grandes villes du pays, ainsi que des grèves
dans le secteur public contre les mesures d’austérité. C’est finalement à
la suite d’un rapport rendu par la Commission pour la lutte contre la
corruption qui incrimine le premier ministre Janša, que la coalition au
pouvoir a éclaté et qu’une motion de censure a été votée au Parlement
contre le gouvernement.
Du fait de ces événements, le gouvernement de Janša a
non seulement perdu le soutien de ses partenaires politiques mais aussi
d’une partie des classes dominantes et du capital impérialiste. Ces
derniers, à l’image du Citigroup, conseillaient alors de former un
nouveau gouvernement afin de désamorcer la crise politique, et pouvoir
ainsi mener les réformes structurelles, débarrassés de la pression
sociale s’exerçant par la rue. Ce projet butte cependant sur un obstacle
majeur : l’oligarque Zoran Jankovic, maire de Ljubljiana et principale
figure d’opposition au gouvernement précédent baigne également dans de
vifs scandales de corruption. Il est de fait discrédité et dans
l’incapacité de jouer le rôle de remplaçant. Face à cette impasse, et
pour cependant maintenir l’image d’un renouvellement du personnel
politique, c’est la figure d’Alenka Bratušek, Première Ministre par
intérim nouvellement arrivée en politique, qui est mise en avant pour
former ce nouveau gouvernement, et fédérer autour d’elle… les anciens
partenaires de Janša !
Le mécontentement populaire visant de front les
partis et les représentants politiques du « régime de transition », la
manœuvre pour désamorcer durablement la révolte populaire qui traverse
le pays s’avère très difficile. Et cela d’autant plus qu’une crise
économique aiguë touche le pays, et accentue la dégradation des
conditions de vie des masses.
Un pays durement frappé par la crise mondiale
La Slovénie, pays d’un peu plus de deux millions
d’habitants, membre de l’UE depuis 2004 et ayant adopté l’euro depuis
2007, connaissait jusqu’en 2008-2009, pic de la crise capitaliste
mondiale, une situation macroéconomique relativement stable et
« saine » : chômage aux alentours de 5%, une dette d’à peine plus de 20%
du PIB, un budget excédentaire, croissance de 4 à 5%… Brutalement
frappée par la crise, son économie s’est depuis effondrée et presque
tous les indicateurs sont passés au rouge.
En trois ans le déficit budgétaire (par an) a atteint
6,4% du PIB, sa « croissance » en 2009 a été de -8% et reste anémique,
et le chômage frôle aujourd’hui 9% des actifs, le secteur privé étant le
plus touché. En effet, ce chiffre aurait pu être encore plus élevé sans
l’intervention de l’Etat qui a essayé de maintenir la « paix sociale »
en embauchant dans le secteur public et en augmentant les salaires des
fonctionnaires (au moins jusqu’à l’arrivée de Janša au pouvoir).
Cependant, cet « achat de la paix sociale » a été l’un des facteurs de
l’augmentation très rapide de la dette de l’Etat. Bien que certains
analystes parlent d’une dette faible (un peu plus de 45% du PIB) par
rapport à la moyenne de l’UE (87%), ce qui impacte c’est la rapidité
avec laquelle celle-ci a monté : elle est passé de 8,2 milliards d’euros
en 2009 à 17 milliards en 2012 !
Autre facteur fondamental pour comprendre cette
fulgurante augmentation de la dette publique : la recapitalisation des
entreprises publiques en difficulté, notamment du secteur bancaire
(fortement contrôlé par l’Etat) très exposé aux « actifs toxiques » liés
à la spéculation immobilière. C’est d’ailleurs en ce sens que l’un des
objectifs fondamentaux du gouvernement Janša, élu fin 2011, était de
créer une « Bad Bank » qui reprendrait les créances douteuses pour
assainir le système bancaire, ce qui coûterait 4 milliards d’euros. En
réalité, ces « créances douteuses » s’élèveraient à 6,5 milliards
d’euros, soit 18% du PIB. Voilà pourquoi, beaucoup d’analystes prédisent
inévitable la demande d’aide financière internationale (auprès du FMI
notamment) pour la Slovénie.
Approfondir la « thérapie de choc » néolibérale
A la différence d’autres pays de la région ayant vécu
le processus de restauration du capitalisme, en Slovénie le rythme des
privatisations a été relativement plus lent. En effet, dans le contexte
de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie et de montée du sentiment
national/nationaliste, il était dangereux pour le régime qui se mettait
en place d’appliquer des politiques trop clairement pro-impérialistes,
de trop ouvrir l’économie nationale aux capitaux étrangers. D’autant
qu’une telle politique aurait porté atteinte aux intérêts des
bureaucrates nationaux, aspirant à devenir propriétaires des entreprises
d’Etat sous leur contrôle. Conserver le contrôle sur ces quelques
secteurs fondamentaux de l’économie a permis à la bureaucratie
restaurationniste des années 1990 et 2000 d’instaurer une « transition »
vers le capitalisme sans contestation sociale, dans une région déjà
fortement perturbée par des conflits armés et qui fut l’un des foyers de
contestation ouvrière les plus importants dans les années 1980, alors
que la bureaucratie yougoslave tentaient d’appliquer des politiques
d’ajustement dictées par le FMI pour faire face au grave endettement de
la Yougoslavie « socialiste ».
Cette situation a créé un « capitalisme d’amis » qui reposait « notamment
sur les anciens directeurs des entreprises publiques,
traditionnellement liés aux gouvernements de centre-gauche qui ont
dirigé le pays de l’indépendance à 2004 » [1].
Ce n’est en effet qu’à partir de cette date, et avec l’entrée à l’UE,
que le processus de privatisations s’est accéléré, bénéficiant
d’ailleurs les mêmes oligarques dirigeant les entreprises d’Etat. Ceci
n’empêchant pas le fait que « la Slovénie dispose toujours d’un des
meilleurs systèmes de santé du monde, et l’éducation y est entièrement
gratuite jusqu’au troisième cycle universitaire » [2].
Cependant, avec l’approfondissement de la crise dans
le pays et en Europe, des factions de la bourgeoisie nationale associées
à l’impérialisme cherchent à accélérer et à approfondir le processus de
privatisation des secteurs stratégiques et potentiellement rentables de
l’économie slovène encore sous contrôle de l’Etat, notamment le secteur
bancaire. C’était un objectif affiché du gouvernement récemment déchu
de Janez Janša. Ainsi, son ministère des finances avait annoncé la
création d’un Holding souverain regroupant toutes les entreprises
publiques en vue de faciliter leur privatisation. Parmi les entreprises à
privatiser on trouvait la Nova Ljubljanska Banka (la banque la plus
importante du pays), Telekom Slovenije, la compagnie nationale d’énergie
Petrol, etc.
Mais cette intervention de l’Etat pour créer des
conditions plus favorables au capital ne se limite pas aux
privatisations. Elle va au-delà, notamment en adoptant des mesures pour
baisser le soi-disant « coût du travail » en libéralisant le marché du
travail. Ainsi, au dernier trimestre 2012 le coût de la main d’œuvre
avait reculé de 2,1% par rapport à l’année dernière. Aussi, on prévoie
dans le budget de 2013 des coupes dans l’éducation, dans la santé et
dans les dépenses en général de l’Etat. Egalement, en mai 2012 le
gouvernent et la bureaucratie syndicale avaient signé un accord qui
prévoyait, entre autres, la baisse de 8% des salaires des
fonctionnaires.
Un autre facteur de pression pour augmenter la
« compétitivité » de la Slovénie et devenir plus attractive pour les
capitaux internationaux et pour les fonds de l’UE, c’est l’entrée de la
Croatie à l’UE en juillet 2013. En effet, la Slovénie pourrait perdre
son statut « d’investissement pont » vers les marchés des pays issus de
l’ex-Yougoslavie et de la région. Or, le « dilemme » pour les partis du
régime est que pour atteindre cet objectif ils devront continuer à
appliquer de dures attaques contre les travailleurs et les couches
populaires, au risque d’attiser encore plus la révolte populaire qui
secoue le pays.
Mécontentement populaire et remise en cause du régime
Entre la pression à l’attractivité des capitaux
étrangers, à la compétitivité internationale, et celle de la rue, la
marche de manœuvre est étroite. Voilà pourquoi certains secteurs
souhaitent la formation d’un « gouvernement technocratique de
transition », à l’image de ce qui s’est fait en Grèce ou en Italie (!),
jusqu’aux prochaines élections en 2015 : « cette transition
permettrait de stimuler le capital nécessaire pour les institutions
financières. En outre, il permettrait la mise en œuvre des mesures
d’austérité » [3].
Cette tentation pour une option de type
« bonapartiste », violant les mécanismes les plus élémentaires de la
démocratie bourgeoise, répond à une perte de légitimité de l’ensemble
des partis du « régime de transition », instauré depuis plus de vingt
ans. On assiste actuellement d’ailleurs à un mouvement similaire en
Bulgarie [4].
En effet, le mécontentement qui s’exprime à travers la dénonciation
« des politiciens » et de la corruption, est un reflet du malaise
populaire face à la dégradation des conditions de vie et de travail,
conséquence des mesures d’austérité prises par les différents
gouvernements. Mais c’est aussi une expression de la perte de légitimité
de la propagande bourgeoises sur "la fin de l’histoire" qui a connu son
apogée dans les années 1990 et un peu au-delà. Dès lors,
l’approfondissement des politiques néolibérales apparaissent, dans la
situation actuelle, comme une « provocation ». La révolte populaire en
Slovénie sonne la fin du discours triomphaliste qui accompagnait le
« régime de transition », discours qui se décompose sur la base d’une
crise historique du système capitaliste au niveau mondial.
L’expression de ce profond mécontentement et mépris
vis-à-vis du régime politique est particulièrement vive chez les jeunes
qui sont nés dans les années 1980-1990. En effet, « la crise a
réussi à changer le visage de l’Europe telle que nous la connaissions,
et la situation est particulièrement visible chez les jeunes de l’UE.
Les jeunes du sud, autrefois heureux d’étudier et de chercher un emploi
dans leur pays d’origine, partent maintenant en direction du nord à la
recherche d’opportunités (…) En même temps, ceux qui choisissent de
rester dans leur pays sont incapables de trouver un emploi et se voient
dans l’obligation démoralisante de retourner vivre chez leurs parents
(...) En Slovénie, l’insatisfaction chez les jeunes s’est généralisée,
le chômage a grimpé de 2% à 17,5% rien que l’année dernière » [5].
Mais ce début de crise des régimes politiques en
Europe, prend une signification toute particulière dans les pays ayant
connu des processus de restauration du capitalisme dans les années 1990,
notamment dans ceux comme la Slovénie qui faisaient figure de « modèle à
suivre » pour les autres. Alors qu’à la chute des régimes staliniens en
Europe centrale et de l’Est, le capitalisme, dans sa version
néolibérale de surcroît, et la démocratie bourgeoise étaient présentés
comme les seules options capables de résoudre les problèmes des masses,
aujourd’hui les masses, de manière confuse, commencent à remettre en
cause ces « certitudes » mêmes. C’est un coup porté à toute la
propagande impérialiste des dernières décennies, non seulement en Europe
mais au niveau mondial.
Les vents sont en train de changer. Le système
capitaliste et ses crises est en train de poser les bases pour que les
travailleurs et les classes populaires commencent à se poser des
questions sur d’autres alternatives à cette société d’exploitation et
oppression. En ce sens, les marxistes révolutionnaires ont un rôle
fondamental à jouer en mettant en avant la perspective de la
construction d’une vraie société socialiste, et non l’imposture
aberrante que les peuples de la moitié de l’Europe ont connu pendant
presque cinquante ans.
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NOTES
[1] Le Monde Diplomatique, « En Slovénie, la stratégie du choc », numéro de Mars 2013, page 13.
[2] Idem.
[3] Money.is, “Slovenia : Will The ESM Be Able To Help A Country In Crisis ?”, 21/2/2013.
[4] Voir : Ph. Alcoy « Bulgarie : mobilisation populaire et chute du gouvernement » (http://www.ccr4.org/Bulgarie-mobilisation-populaire-et-chute-du-gouvernement).
[5] Policymic.com, « Slovenia Joins Euro Zone Anti-Austerity Protests », 10/2/2013.
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