En instrumentalisant la colère populaire légitime contre le gouvernement déchu, le président Kaïs Saïed mène une offensive anti-démocratique qui se retournera contre les masses populaires. La classe ouvrière doit se préparer à défendre ses intérêts en toute indépendance aussi bien de Saïed que d’Ennahdha.
Dimanche dernier le président tunisien, le conservateur Kaïs Saïed, a annoncé le « gel » des activités du parlement pour trente jours et le limogeage du premier ministre, Hichem Mechichi, pour assumer à sa place le pouvoir exécutif. En outre, il a levé l’immunité parlementaire et a pris le contrôle des services du procureur général. Pour cela, il s’est appuyé sur l’article 80 de la constitution tunisienne, une disposition bonapartiste qui permet au président de la république de prendre des décisions « exceptionnelles » en cas de « danger imminent portant atteinte à l’entité nationale, la sécurité du pays et son indépendance ». Parmi ces mesures « exceptionnelles » figurent également la fermeture du parlement par l’armée qui a empêché physiquement les députés d’y rentrer, mais aussi la fermeture des bureaux de la chaîne Al-Jazeera et l’expulsion des locaux de ses journalistes sans même leur laisser le temps de prendre leurs affaires.
Kaïs Saïed instrumentalise la colère populaire légitime contre Ennahda pour justifier son coup d’Etat
Certains analystes parlent d’un « coup d’État constitutionnel », mais il s’agit en réalité d’un coup d’État tout court. Même les maigres règles censées limiter et faire contrepoids ne serait-ce que partiellement aux dispositions bonapartistes de la constitution tunisienne post-Ben Ali ne sont pas respectées. En effet, la constitution tunisienne elle-même prévoit qu’en cas de recours à l’article 80, le parlement doit rester en session permanente, or ses travaux ont été « suspendus » par Saïed. Par ailleurs, avant d’activer l’article 80, le parlement et le gouvernement doivent être consultés, ce qui n’a pas été le cas. Plus encore, l’activation de l’article 80 est une prérogative de la Cour constitutionnelle… qui n’a tout simplement pas pu être mise en place en Tunisie depuis 2014 à cause des disputes entre les factions politiques des classes dominantes qui dirigent le pays, dont le président Kaïs Saïed est l’un des représentants.
La temporalité de ce coup de force s’explique par la situation sanitaire et économique qui a exacerbé les contradictions du régimes. En effet, le jour même des mobilisations importantes secouaient le pays contre la gestion catastrophique de la crise sanitaire, ainsi que la corruption et le pillage du pays, avec en ligne de mire le gouvernement investi par un parlement à majorité nahdaouis, les membres du parti islamiste Ennahda. Ce dernier est issue de la mouvance des Frères Musulmans et est l’une des formations politiques les plus importantes du paysage politique tunisien depuis la chute de l’ancien dictateur Zine el-Abidine Ben Ali suite aux mobilisations populaires de 2011. Au lendemain de la révolution de jasmin, de nombreux secteurs des masses populaires avaient pu avoir l’illusion que le programme d’Ennahda pourraient répondre à leurs aspirations sociales et démocratiques en alliant des réformes économiques en faveur de la redistribution des richesses, et la sécularisation de la loi islamique sur le plan sociétal pour moraliser la vie politique. Or l’accession au pouvoir des nahdaouis pendant près d’une décennie, leur participation à la mise en place de politiques ultra-libérales, et les multiples scandales de corruption ont contribué à retourner l’opinion publique contre eux. Saïed a donc saisi l’occasion en instrumentalisant le mécontentement populaire légitime pour justifier son coup de force anti-démocratique, en feignant de répondre aux revendications populaires.
Et pour cause, en mai dernier le site Middle East Eye publiait un document « top secret » destiné au président Saïed, où ses conseillers détail-laient un plan pour mettre en œuvre une « dictature constitutionnelle » à l’aide de l’article 80 de la constitution. A cette époque, même si les griefs contre le gouvernement (et toute la caste politicienne) étaient déjà importants, la situation sociale et sanitaire était encore sous contrôle. Mais le plan évoqué et le déroulement du coup de dimanche dernier coïncident indéniablement. Dans l’article on pouvait lire : « Le plan : attirer les rivaux politiques du président vers le palais présidentiel et annoncer le coup d’État en leur présence sans leur permettre de partir. D’autres hommes politiques et hommes d’affaires importants seraient arrêtés simultanément (…) Le document indique que Hichem Mechichi [premier ministre] et Rached Ghannouchi [président du parlement] ne seraient pas autorisés à quitter le palais et que ce dernier serait déconnecté du réseau internet et de toutes les lignes extérieures. (…) Pour rendre le coup d’État populaire, le document indique que le paiement des factures d’électricité, d’eau, de téléphone, d’internet, ainsi que le remboursement des prêts bancaires et le paiement des taxes seraient suspendus pendant 30 jours, et que le prix des produits de base et du carburant serait réduit de 20 % ».
Entre situation sociale explosive et crise des partis traditionnels : une tentative bonapartiste pour résoudre la crise du régime post-2011
Les raisons qui ont pu amener le président Saïed à mener le coup d’État sont à trouver ailleurs que dans la conjoncture immédiate. Ce sont plutôt les contradictions et blocages du régime politique instauré après la « révolution du Jasmin » en 2011 que cet ancien professeur de droit est en train de tenter de régler. En effet, la déviation et la « contre-révolution démocratique » du processus révolutionnaire tunisien se sont faites autour d’un nombre important de compromis entre de « nouvelles élites » anciennement réprimées sous le régime de Ben Ali, mais aussi de vieux représentants de l’ancien régime qui ont réussi à se « recycler ».
A cela il faut ajouter des influences étrangères qui pèsent de plus en plus lourdement sur un pays qui est d’ailleurs très endettés auprès des bailleurs internationaux. Ainsi, à travers Ennahdha, lié aux Frères Musulmans, c’est l’influence du Qatar et de la Turquie qui s’exerce. Tandis que certains voient dans la figure de Kaïs Saïed un allié plus ou moins proche des Émirats Arabes Unis, de l’Arabie Saoudite, de l’Égypte mais aussi de certaines puissances occidentales telles que la France et les États-Unis. Il est certes difficile d’affirmer pour l’heure l’implication de ces puissances dans le coup d’État, mais l’Arabie Saoudite a déjà eu un contact téléphonique avec les nouvelles autorités. Par ailleurs depuis la révélation du document secret planifiant un coup d’Etat en mai dernier, le président Saïed a été reçu en France et s’est entretenu avec le prince émirati. Il est également important de signaler la réaction très mesurée de la France et des États-Unis face au coup d’État, qui ont simplement demandé un retour à l’ordre constitutionnel dans les plus brefs délais.
Cependant, si l’on peut estimer que le coup d’État de Saïed arrive à un moment favorable par rapport à l’affaiblissement du gouvernement soutenu par Ennahda, cela a été déterminé par la situation politique, économique, sociale et sanitaire dans le pays. En effet, après l’annonce de la suspension du parlement on a pu voir des scènes de liesse dans les rues tunisiennes. Le jour même, comme nous l’évoquions, des manifestations antigouvernementales avaient eu lieu et beaucoup de manifestants ont senti qu’ils avaient été « entendus ». Et cela peut se comprendre. Le pays se trouve dans une situation économique catastrophique, endetté comme jamais : alors qu’en 2010 la dette s’élevait déjà à 45% du PIB, elle atteint aujourd’hui 100% du PIB, et la Tunisie n’est plus très loin d’être considérée en défaut de paiement par les agences internationales de notation. A cela il faut ajouter que depuis 2011, la politique économique menée par Ennahdha ainsi que les autres partis au pouvoir et dans l’opposition, n’a différé en rien de celle de l’ancien régime. « Les partis convergent sur plusieurs points, notamment sur les choix économiques et sociaux. Les nahdaouis soutiennent les demandes de « réformes » exigées par les bailleurs de fonds et ne remettent nullement en cause le modèle de développement que le pays suit depuis les années 1980, basé sur un désengagement progressif de l’État et l’ouverture aux accords de libre-échange inégaux », explique par exemple L’OrientXXI.
En plus de cette situation économique catastrophique pour les classes populaires et les travailleurs, la crise sanitaire qui se développe dans le pays a déjà causé plus de 18 000 morts dans un pays de 12 millions d’habitants et vient de dépasser la barre symbolique de 200 morts par jour. La Tunisie est ainsi l’un des pays les plus touchés par la pandémie de Covid-19 en Afrique et même dans le monde. Tout cela sans parler de la corruption, du népotisme, de la répression et la violence contre les opposants mis en place dans le cadre du nouveau régime depuis dix ans. C’est dans ce genre de situation où le régime et ses partis sont tellement délégitimés aux yeux des masses populaires, que les personnages comme Kaïs Saïed tente de s’élever au-dessus de la mêlée pour jouer l’arbitre à travers un coup de force en faveur du rétablissement de l’ordre réclamé à cors et à cris par les classes dominantes.
Ni Saïed ni Ennahdha, ni la peste ni le choléra : pour une assemblée constituante libre et souveraine et pour un gouvernement des travailleurs au service des classes populaires !
Dans un tel contexte, la haine populaire contre le gouvernement des islamistes et la caste politicienne du pays est plus que compréhensible. Cependant, la classe ouvrière, la jeunesse et les classes populaires ne doivent entretenir aucune illusion ni confiance envers Kaïs Saïed. Même si ce dernier use d’une certaine démagogie populiste contre la « classe politique », il reste une figure réactionnaire et anti ouvrière. Son objectif avec le coup d’État n’est nullement de « répondre » aux demandes populaires mais de pacifier la mobilisation, en mettant un frein à l’action directe des masses qui se mobilisaient contre le gouvernement. Derrière ce coup Saïed tentera d’avancer avec son propre agenda politique, qui vise à instaurer un nouveau régime politique afin de remettre en cause les quelques droits démocratiques arrachés par les masses ces dernières années. Voici comment le plan et les caractéristiques politiques de Saïed sont décrits par le journal Les Echos : « il est tout sauf un libéral sur le plan sociétal, favorable à la peine de mort, fustigeant l’homosexualité et opposé à l’égalité successorale entre frères et soeurs, conformément au Coran. (…) Un conservateur tenté par une véritable révolution constitutionnelle, le remplacement du Parlement par une assemblée élue au suffrage universel indirect. Il a réalisé dimanche soir la première partie du plan, avec l’appui de l’armée ».
En bref, Saïed est un conservateur réactionnaire qui use de démagogie populiste pour jouer avec un large sentiment anti-politique au sein de la société tunisienne après tant d’années de gouvernements corrompus et de promesses déchues de la Révolution du Jasmin. Un politicien qui à défaut d’avoir un parti maintenant s’appuie ouvertement sur l’armée. Mais cette démagogie populiste risque de se retourner très rapidement contre les classes populaires et la classe ouvrière qui se mobilisent depuis plusieurs semaines contre la situation économique, sanitaire et contre les violences policières.
C’est en ce sens que l’attitude de la direction syndicale de l’UGTT (Union Générale Tunisienne des Travailleurs) est scandaleuse. Celle-ci au lieu de préparer la classe ouvrière à lutter contre l’offensive autoritaire déjà mise en œuvre par le nouveau gouvernement, tout en s’opposant à la politique des islamistes par les méthodes de la lutte des classes, déclare dans un communiqué que l’action de Saïed est « constitutionnelle » et demande simplement des « garanties » pour la période de transition. A rebours de cette logique qui subordonne l’action des masses populaires à la politique autoritaire du président, pour ne pas être amenée dans une impasse réactionnaire – ou pire être écrasée dans le sang – la classe ouvrière devra agir en totale indépendance des factions des classes dominantes, aussi bien de Saïed que d’Ennahdha (qui a déjà accepté le coup demandant des élections anticipées) ou des autres partis bourgeois.
Face aux promesses déchues et la révolution confisquée, les travailleurs et travailleuses, ainsi que la jeunesse tunisienne, ont le pouvoir de changer radicalement la situation, de mettre à bas ce régime corrompu et réactionnaire, de mettre en place une véritable assemblée constituante souveraine, libre et profondément démocratique, qui réponde réellement de l’ensemble des problèmes économiques, sociaux et maintenant sanitaires du pays. Le tout en totale indépendance de Saïed, des islamistes et réactionnaire mais aussi de l’armée et des puissances impérialistes. Il s’agit d’une voie qui pourrait mener les travailleurs et la jeunesse à la conclusion que pour véritablement changer profondément la Tunisie il faudra reprendre le chemin de la révolution mais cette fois pour mettre à bas tout le système et non seulement le régime, instaurant un gouvernement des travailleurs et des travailleuses.
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