12.4.21

La Russie et l’Ukraine sont-elles au bord d’un conflit armé ?


La situation s’est détériorée ces derniers mois dans le Donbass, région sensible dont les enjeux sont multiples pour plusieurs puissances mondiales.

Philippe Alcoy

Ces dernières semaines, d’importants mouvements de troupes et d’équipements militaires russes ont eu lieu près de la frontière avec l’Ukraine, non loin de la région du Donbass dirigée par des milices dites « pro-russes ». Le porte-parole du président ukrainien Volodymir Zelensky a affirmé à l’AFP que la Russie comptait désormais 41 000 troupes à la frontière Est de l’Ukraine et 42 000 troupes en Crimée, annexée par la Russie en 2014. En plus de ces troupes nombreuses, la présence d’équipements militaires lourds, dont des missiles surface-air, a été raportée. Même si les tensions dans la région ont été récurrentes depuis 2014 entre les deux pays, cette fois pour certains analystes c’est plus sérieux que dans d’autres occasions.

En effet, les relations entre les forces armées ukrainiennes et les milices rebelles se sont détériorées depuis le début de l’année. Ainsi, depuis janvier 2021, on compte 28 soldats ukrainiens morts alors que tout au long de 2020 le nombre de soldats ukrainiens morts dans la région a été de 50.

Il est difficile pour le moment de connaître les véritables raisons de ce déplacement de troupes russes. Certains l’imputent à l’attitude « antirusse » de la part du gouvernement de Kiev. En effet, le président Zelensky se trouve en difficultés internes : la difficile gestion de la pandémie de Covid-19, la crise économique qui en découle ainsi qu’une croissante opposition des partis nationalistes l’ont fait chuter dans les sondages. La réponse du gouvernement a été d’effectuer un tournant nationaliste et de viser la Russie et les oligarques réputés proches de Poutine. Plusieurs médias appartenant à Viktor Medvedchuk, oligarque pro-russes, ont été fermés par les autorités de Kiev.

Du côté de la Russie, on peut aussi évoquer certaines raisons de politique intérieur qui pourraient expliquer les manœuvres de son armée à la frontière. Comme nous pouvons le lire dans Foreign Policy, « la cote de popularité du président russe Vladimir Poutine n’a cessé de chuter pour atteindre son plus bas niveau historique. Le Kremlin est toujours aux prises avec la pandémie et, en janvier, des manifestations de masse ont eu lieu dans tout le pays à la suite de l’arrestation du chef de l’opposition Alexei Navalny, qui a entamé une grève de la faim la semaine dernière pour réclamer un traitement médical alors que sa santé se détériore ». Présenter une menace à la sécurité nationale venant de « l’ouest » (l’Ukraine et ses alliés de l’OTAN) peut apparaître comme un moyen de créer un semblant d’unité nationale derrière Poutine.

C’est en ce sens que l’on peut interpréter les déclarations de certains responsables russes. Ainsi, le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov, a assuré que le mouvement de troupes russes ne « menaçait aucun pays » mais que la Russie pourrait être obligée d’intervenir au Donbass si une « catastrophe humanitaire similaire à celle de Srebrenica » venait à se produire, faisant référence au génocide contre les populations bosniaques mené par les forces Serbes en 1995. Plus menaçant encore a été Dmitry Kozak, représentant du Kremlin pour l’application des accords de Minsk, déclarant qu’une offensive contre le Donbass mènerait la Russie à réagir et que cela serait « le début de la fin de l’Ukraine ».

De leur côté l’Union Européenne et les Etats-Unis ont demandé à Poutine d’arrêter les mouvements de ses troupes. La presse a même affirmé que les Etats-Unis envisageaient de déployer un navire de guerre en Mer Noire pour signifier leur soutien à l’Ukraine. Cette information n’a pas été confirmée ni complètement démentie.

L’une des puissances impérialistes qui a le plus d’enjeux dans cette situation est l’Allemagne. Angela Merkel a appelé Poutine tentant de le dissuader de poursuivre ses mouvements militaires. En effet, les deux pays partagent l’intérêt de mener à bout la construction du pipeline Nord Stream 2, qui permettra à l’Allemagne non seulement d’avoir accès directement au gaz russe mais aussi de devenir le principal territoire de transit pour ce gaz. Ce projet est fortement décrié par Washington et ses alliés d’Europe de l’Est, dont la Pologne et l’Ukraine elle-même. C’est en ce sens que l’Allemagne veut éviter que tout « accident » en Ukraine pousse les Etats-Unis à prendre des sanctions supplémentaires contre la Russie et que cela ralentisse les œuvre du projet gazier.

Au milieu de ces frictions et discours hostiles, le président ukrainien a demandé d’accélérer le processus d’intégration de son pays à l’OTAN, une claire provocation à l’égard de la Russie. « Poutine a déclaré au président George W. Bush en 2008 que l’Ukraine n’était "même pas un pays". Dix ans plus tôt, Eltsine avait prévenu Clinton qu’il ne pouvait pas accepter l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et avait cherché à obtenir un accord privé selon lequel les États-Unis n’y donneraient pas suite. En février 2008, l’ambassadeur des États-Unis en Russie, William Burns, déclarait à ses supérieurs à Washington : "L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus importante de toutes les lignes rouges pour l’élite russe (et pas seulement pour Poutine)" », écrit James Goldgeier.

Autrement dit, l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN est vue par Moscou comme un défi stratégique par les puissances occidentales. En effet, depuis la désintégration de l’URSS et la restauration capitaliste en Europe de l’Est, la Russie voit l’Ukraine comme une « zone tampon » indispensable pour sa défense face à une éventuelle offensive des puissances occidentales. Cela implique une Ukraine formellement indépendante mais totalement dépendante et dans la zone d’influence russe. C’est pour cette raison que la Russie n’a pas, pour le moment, grand intérêt à une invasion directe de l’Ukraine. Stratégiquement pour elle il ne s’agit pas d’intégrer l’Ukraine à son territoire national mais de l’utiliser comme un « bouclier » contre les Occidentaux.

Pour toutes ces raisons on peut supposer que la Russie ne cherche pas pour le moment un affrontement direct et une invasion de l’Ukraine. En outre, il faut ajouter que la population russe exprime de plus en plus son ras-le-bol des « aventures militaires » à l’étranger. Du côté de l’Ukraine, malgré les discours et mesures nationalistes de Zelensky, le gouvernement ne semble pas avoir intérêt non plus à déclencher un conflit avec la Russie et les rebelles pro-russes dans l’Est du pays. Les gains politiques d’un tel conflit, d’un côté comme de l’autre, sont en effet douteux. Cependant, nous ne pouvons pas écarter la possibilité d’une escalade qui échappe du contrôle ou un « accident ».

Il est également possible que Poutine cherche à envoyer un message au niveau international, notamment au président nord-américain Joe Biden. Celui-ci incarne une politique beaucoup plus hostile à l’égard de la Russie. Le mouvement de troupes à la frontière de l’Ukraine pourrait constituer un avertissement aux Etats-Unis face à toute tentative d’avancer vers une intégration de l’Ukraine dans l’OTAN.

Quant au droit à l’auto-détermination de l’Ukraine, il est bon de rappeler que celui-ci implique l’opposition à toute intervention, directe ou indirecte, de la Russie mais aussi des puissances impérialistes occidentales. Une véritable Ukraine indépendante ne peut pas venir non plus de la main des courants politiques ouvertement pro-impérialistes ou pro-russes.

RP

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