2.3.21

La réélection du maire de cire

 

Sur les routes. Deux individus. Sur les ondes de la radio : « Je suis une poupée de cire / Une poupée de son / Mon cœur est gravé dans mes chansons / Poupée de cire poupée de son… ».

- Quelle chanson de merde ! Change ça !

- Attends, attends ! Non ! J’adore ! « Poupée de cire poupée de son ! »…

Mais l’Antipathique a quand même changé la station radio. La frustration envahissait le Chanteur.

- Maintenant j’aurai cette douce mélodie toute la journée dans ma petite tête.

- Tant pis… - répliqua l’Antipathique.

Leur voiture, vieille et sale, fatiguée, ronronnait des bruits métalliques, rythmés. Son concert envahissait tout le village. Pas une âme dans les rares rues. Même pas d’animaux. Le vent glacé balançait les arbustes. Il faisait froid. Très froid. Le village était froid. Laid, au milieu du néant, des champs de rien.

- Qui peut bien vivre ici ?

- Des villageois. Des sorciers. L’avant-garde démocratique aussi.

- J’aimerais être à l’avant-garde…

- Ça y est, on y arrive. On y est. Allons-y !

- « Une poupée de son… »

L’Antipathique et le chanteur descendirent. Le pas rythmé comme le bruit de leur voiture ; le pas militaire. Le vent soufflait. Et le froid frappait. Il faisait mal. Il brûlait. Le vent se levait de plus en plus. Il soufflait à arracher les arbres de la terre. L’air s’endurcissait. Et le froid continuait à s’installer.

- J’ai froid aux yeux ! – Dit le Chanteur.

L’Antipathique n’a qu’une idée en tête : frapper à la porte. Le reste n’est que du détail futile. « On y est, on y va », se disait-il dans sa tête.

- J’ai trop froid…

- Chante alors !

- Bonne idée ! « Je suis une poupée de cire, une poupée de son, mon cœur est gravé dans mes… » - Le Chanteur s’arrêta subitement de chanter.

L’Antipathique se retourna, étonné de cette coupure intempestive. Il regarda son partenaire. Et là il le vit, le regard catastrophé, avec la bouche grande ouverte, sans pouvoir la fermer : le vent avait congelé sa salive et une couche de glace s’y était formée. Il ne pouvait plus parler, juste crier désespérément. Mais le son sortait à peine. La glace et le vent ne permettaient pas de l’entendre. Il eut peur de pleurer et que ses yeux gèlent à leur tour.

- Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? Tant pis, il faudra frapper à la porte comme ça !

Nos deux héros sont là, luttant contre le vent gelé et le froid qui gèle. Au Chanteur, la bouche ouverte, la mâchoire commençait à lui faire mal. Ils avancent avec grande peine jusqu’à la porte. Ils frappent. Personne. Ils sonnent. Personne. Ils désespèrent. Ils frappent à nouveau. Un chien sale, laid et furieux de l’autre côté de la porte aboie. Il saute. On entend sa rage. Il gratte la porte. Il veut mordre ; il veut arracher, avec toute sa puissance, sentir le goût de la chair, l’humidité du sang. Mettre un peu d’action dans son ennuyeuse vie de chien domestiqué.

La porte s’ouvre… le chien avait pris de l’élan. Il court vers nos deux héros. Il s’apprête à sauter, à la gorge, quand soudain… il voit le Chanteur avec sa bouche congelée, grande ouverte. Le chien essaye d’avorter son attaque. Il freine comme il peut. Il repart en courant vers l’intérieur de la maison. Il pleure. Il est effrayé ; il se cache sans doute sous un lit. Pire que les feux d’artifice.

L’odeur qui sort de la maison n’est pas agréable. Il y fait chaud néanmoins. Un homme habillé en costume. Le haut d’un costume. Il n’a pas de pantalon. Il est en caleçon en bas. Il porte une écharpe républicaine. Nos héros savent que c’est lui.

- Monsieur le maire ! C’est vous que nous cherchions…

Le chanteur a toujours la bouche ouverte et congelée.

- Mais ! [En pointant le Chanteur] Qu’est-ce que ce monstre ! Sortez de ma propriété immédiatement ! Au nom de la République, je vous demande de partir de ma propriété privée !

- Non, mais M. le Maire… vous ne comprenez pas. On vient de loin, on a fait 570 kilomètres pour venir vous voir…

- Sortez de ma propriété, nom de Marianne ! Et enlevez-moi ce monstre de ma vue ! Vade retro Méduse ! – le Maire n’osait même pas regarder le Chanteur avec sa bouche de glace.

- Non, non. Ça c’est mon camarade. C’est à cause de France Gall. Le vent froid a congelé sa bouche… Mais peut-être que si vous nous laissiez entrer deux minutes chez vous sa bouche décongèlerait. Et nous pourrions parler.

Le Maire fait une voix douce et leur demande de s’approcher. « Venez, venez ». Quand soudain, il commence à leur lancer des exemplaires de la constitution. « Triton ! ». Et boum, une constitution volait. « Anémonas ! », une autre. « Hors de ma propriété, Méduse ! », encore une dernière. Une constitution atteint le Chanteur et le frappe à la figure. Au moins la glace de sa bouche se brise.

L’Antipathique, qui s’était réfugié derrière un grand rocher, lance des pierres en direction du Maire. Le tapage est immense. Mais personne ne sort voir ce qu’il se passe. Personne n’est au courant. Le Chanteur s’énerve et lance : « donne-nous ce qu’on est venu chercher, on le mérite ! Tu vas le regretter ! ».

Mais les constitutions continuaient à voler. « Méduse ! Anémonas ! Triton ! Salamandres ! ». Également la réponse en jets de pierres, de plus en plus grosses. Et le Chanteur s’y mettait. Il visait les fenêtres alors que l’Antipathique visait la tête, les yeux. Constitutions d’un côté ; pierres et cailloux de l’autre. La force de la loi ; la force brute. 

Finalement, l’une des pierres, une bien pointue, de celles lancées par l’Antipathique, atteint le front du Maire. Bruit sec. Fini Anémonas, finie Méduse. Silence. Même le vent froid s’arrêta. Le Maire tombe sans résistance. Boum. « But ! », crièrent à l’unisson nos héros. Ils se serrent dans les bras. But de finale de Coupe du Monde. Ils courent vers la maison. Le Maire allongé par terre, une constitution à la main trempée dans le sang abondant qui sort de sa blessure.

- Allé, on prend ce qu’on est venu chercher et on se casse.

- Mais on ne peut pas laisser ça comme ça ! – S’indigne le Chanteur – Il faut cacher le corps…

- On verra ça après. Cherchons ce qu’on est venu chercher. Cherche !

- Mais, attend ! Ce qu’on cherche n’est pas ici mais à la mairie !

- Merde !  

Toc, toc toc… Quelqu’un frappe à la porte. Panique. Cœurs accélérés. Nos héros croisent leurs regards. Réfléchissent. Le Chanteur regarde par la fenêtre.

- C’est une vieille.

- Bordel !

- Monsieur le Maire, il y a une voiture garée devant votre entrée de garage. Il faudrait appeler les gendarmes… – dit la vieille dame.

- Qu’est-ce qu’on fait ? On ne peut pas la tuer… - dit, stressé, le Chanteur.

- Tiens, balance des constitutions par la fenêtre !

Le Chanteur obéit et commence à lancer les constitutions par la fenêtre alors que l’Antipathique, essayant d’imiter la voix du Maire, crie : « Anémonas ! Triton ! Méduse ! ». La technique semble marcher.

- La vieille recule !

Ils devaient absolument se débarrasser du corps mais en même temps il leur fallait aller à la mairie prendre ce qu’ils étaient venus chercher. Laisser le corps dans la maison était trop risqué. N’importe qui pouvait arriver à tout moment. Il fallait rapidement nettoyer le sang. Ils ont pensé à enfouir le corps dans le jardin. Mais tout le monde noterait l’absence du maire. C’est là que l’Antipathique regarde le Chanteur, ses yeux noirs comme des notes musicales pleins d’idées : « France Gall, la poupée de cire ! Eureka ! ». Le Chanteur n’était pas sûr de comprendre. L’Antipathique lui explique :

- On doit faire un bonhomme de cire, on le fout à la mairie, dans son bureau [en pointant le corps]. Les gens croiront que le maire est en train de travailler. On met le chien avec lui et personne ne rentrera. Après on se débarrasse du corps.

Le Chanteur était enchanté de l’idée. Seul bémol : d’où sortir suffisamment de cire, dans ce petit village, pour faire le bonhomme. « On va à l’église du village ». Le plan était tout prêt : l’un irait se confesser afin de distraire le curé, l’autre pendant ce temps prendrait les bougies et les cierges.

Arrivés à l’église, le Chanteur ouvre les grandes portes et s’y introduit en criant : « mon Père ! ». Le curé se dépêche vers l’homme et lui demandant ce qu’il lui arrivait. « Voyez mon Père, tout a commencé avec la chanson de France Gall… vous voyez cette chanson sur la poupée de cire ?... ». Les deux hommes partirent vers un coin plus calme. L’Antipathique rapide comme une gazelle commença à prendre toutes les bougies et cierges en les rangeant dans des gros sacs plastiques. Il remplit ainsi trois ou quatre sacs. Assez pour faire cuire plusieurs marmites.

De retour à la maison du maire, les deux hommes se mirent immédiatement à faire fondre les bougies. Deux heures plus tard, à l’aide de cartons et de morceaux de bois ils arrivèrent à donner une forme de corps humain à la cire. Ils habillèrent le bonhomme, prirent le chien et ses croquettes. En route vers la mairie. Une fois sur place, ils installèrent le bonhomme en cire sur le fauteuil du bureau du maire ; ils y laissèrent le chien avec des croquettes aussi. Puis, ils fermèrent la porte. A la mairie ils réussirent à trouver ce qu’ils étaient venus chercher. Ils prirent le corps du maire qu’ils enfouirent dans un ancien cimetière militaire de la Deuxième Guerre Mondiale. « Ici repose en paix Triton Anémonas ».

Cinq ans plus tard. On dit que les criminels reviennent toujours sur le lieu du crime. L’Antipathique et le Chanteur revinrent au village. C’était un jour de fête : on célébrait la réélection du maire sortant ! Sur les pancartes, sans y croire, les deux bandits aperçurent la photo du maire, leur maire. « Mais c’est pas possible ! », se dirent-ils du regard. Le village était en folie. En feu même. Se frayant un chemin parmi la foule en liesse, ils reconnurent le curé et lui demandèrent ce qu’il se passait :

- Mon Père, vous me reconnaissez ? - Dit le Chanteur.

- Mais oui mon fils, comment pourrait-je vous oublier, si béni que vous êtes. Toujours avec vos histoires de cire ?

- Expliquez-moi ce qu’il se passe.

- Eh ben, c’est la fête mon fils, on a réélu notre maire !

- Ah bon ? Félicitations… Mais il est où ? Il va faire un discours ?

- Ah ça on ne peut pas le savoir, vous savez, c’est un bosseur ! Il est toujours dans son bureau. Il n’y a que son chien qui reste avec lui.

- Ah oui, en effet, un bosseur…         

Philippe Alcoy.

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