L’entreprise le rappelle elle-même, et avec fierté : c’est
l’histoire d’une relation qui commence en 1992, alors que la junte
militaire vient d’opérer un tournant répressif depuis 1989 en faisant
enfermer, réprimer et tuer des opposants politiques, notamment de la
Ligue Nationale pour la Démocratie d’Aung San Suu Kyi. Le partenariat
entre Total et le régime militaire myanmarais commence avec les
opérations gazières et le développement du champ gazier de Yadana
qui approvisionne le Myanmar et la Thaïlande. Dès le début de
cette « passionnante aventure », dans un rapport le 1er janvier 1992, Human Rights Watch rappelait la « maltraitance
sévère qui a mené à la détention et à la mort d’au moins trois
dirigeants du LND (...) [et que] les prisonniers politiques ont reporté
l’usage du travail forcé dans la région minière de Shan ».
Pour le géant pétrolier français il s’agit d’une opportunité pour
exploiter le gaz du pays mais également d’un point d’appui pour
l’expansion de l’impérialisme français dans la région. On comprend aussi
plus clairement que l’investissement massif au sein de la MOGE (Myanma
Oil and Gas Enterprise) lui permet de réduire les coûts de son activité,
étant donné qu’entre travail forcé et dictature patronale et militaire,
la classe ouvrière du Myanmar est à la fois une force de travail peu
chère (avec, aujourd’hui, un salaire minimum entourant les 65 dollars
par mois) et très difficilement organisable au vu des conditions
dictatoriales du pays.
L’association Info-Birmanie
cite un rapport d’Earth Rights International (ERI) selon lequel de 1998
à 2009 le projet Yadana aurait généré 9 milliards de dollars en revenus
dont 4,6 milliards auraient été directement récupérés par les
militaires. A cela il faut ajouter que le projet Yadana est relié
directement par un pipeline de 60 kilomètres à la Thaïlande, où se
dirige l’essentiel de sa production. Autrement dit, Total non seulement
exploite les ressources naturelles myanmaraises, contribuant à enrichir
et financer les militaires, mais en plus le peuple du Myanmar ne profite
que très partiellement du gaz extrait.
Le soutien aux militaires est inévitable pour une multinationale sans
scrupules comme Total qui entend faire des affaires dans le pays. En
effet, ceux-ci contrôlent, à travers les consortiums Myanma Economic
Holdings Limited (MEHL) et Myanmar Economic Corporation (MEC), l’accès
aux licences d’exploitation et de raffinage des ressources du Myanmar.
Ces consortiums servent directement les militaires myanmarais pour
s’enrichir et impliquent plusieurs branches de l’économie du pays. « Depuis
1990 et la création du MEHL, des militaires sont à la tête de ces deux
structures [...] Dans les États de Kachin et Shan, la MEHL détient au
moins 23 filiales dans ce secteur des mines, ce qui signifie que l’armée
régulière contrôle indirectement ces mines. Un moyen d’essayer
d’empêcher les groupes combattants rebelles de se financer. Un rapport
de l’institut étasunien pour la paix observe que les mines de jade de
Hpakant sont exploitées à la fois pour leurs bénéfices et pour déloger
les membres de la Kachin Independance Army (KIA) des zones d’extraction,
qui sont de fait des zones de taxations », peut-on lire dans Le Petit Journal.
La multinationale française est une habituée du partenariat avec les pires régimes à travers le monde afin de mener à bien ses ambitions économiques. Elle justifie cette politique à travers de la doctrine de « l’engagement constructif » qui, selon l’association Info-Birmanie, consiste dans le fait « de développer des relations avec un gouvernement, en dépit des réserves concernant les violations des droits de l’Homme perpétrées par ce gouvernement, et ce afin de promouvoir – par le dialogue et la coopération – des progrès dans le domaine des droits et libertés ». Non seulement cette doctrine semble relever surtout de la communication mais on pourrait avoir des raisons de soupçonner Total d’au contraire s’adapter aux conditions de violation des droits humains, voire d’en profiter. Ainsi, le Centre de Ressources sur les Entreprises et les Droits de l’Homme explique qu’en « en avril 2002, quatre réfugiés du Myanmar ont déposé une plainte contre TotalFinaElf (actuel Total), Thierry Desmarest (PDG de Total) et Hervé Madeo (ancien directeur des opérations de Total au Myanmar) devant le tribunal de première instance de Bruxelles (…). Les plaignants soutiennent que Total et ses dirigeants sont complices des crimes contre l’humanité, tels que la torture et le travail forcé, commis par la junte militaire du Myanmar lors de la construction et de l’exploitation du gazoduc de Yadana au Myanmar (…) Les plaignants allèguent que Total a fourni un soutien moral et financier au gouvernement militaire du Myanmar tout en sachant que ce soutien entrainerait des violations des droits de l’homme de la part des militaire ». L’affaire sera finalement classée en 2008 mais il est très peu crédible d’envisager que la multinationale française n’ait pas profité de ces conditions d’exploitation créées par le régime militaire.
Après le coup d’État du 1er février et les menaces qui pèsent sur le
régime, Total, ainsi que toute une série de multinationales présentes
dans le pays, ont de quoi s’inquiéter. Évidemment, ce n’est pas à cause
des violations des droits humains ou des droits démocratiques de la
population myanmaraise, mais des décisions politiques internationales
qui pourraient affecter ses investissements. En effet, si la répression
des militaires continue, les pressions de la population pourraient aussi
augmenter sur les gouvernements occidentaux et les pousser à prendre
des actions plus fortes contre le régime comme, par exemple, des
sanctions ciblant plus précisément les intérêts des militaires. Parmi
ces intérêts économiques nous trouvons les projets d’extraction de gaz
soutenus par Total et autres multinationales du secteur comme la
nord-américaine Chevron, la sud-coréenne Posco et la malaisienne
Petronas. Ces entreprises savent que l’implication des militaires dans
le secteur est connue de tout le monde et elles pourraient faire l’objet
de sanctions, ce qui représenterait un coup dur pour leurs profits (en
2019 le site de Yadana a représenté un profit de 76 millions d’euros
pour Total).
Il existe une dépendance mutuelle entre les géants tels que Total et les
militaires au Myanmar, et cela indépendamment du gouvernement au
pouvoir (civil ou militaire). Tout un système de corruption a été mis en
place depuis des années permettant aux militaires de s’accaparer d’une
large partie des profits générés par l’exportation du gaz. Comme
l’explique l’ONG Justice for Myanmar, « le
Myanmar gagne près d’un milliard de dollars par an grâce aux ventes de
gaz naturel. Une grande partie de cet argent n’est pas versé directement
par les compagnies pétrolières au gouvernement. Il passe par la Myanma
Oil and Gas Enterprise (MOGE), une entreprise publique qui a des liens
étroits avec l’empire commercial de l’armée ». Au sein de MOGE il
existe un système de « caisses parallèles » pour soi-disant permettre à
l’entreprise autofinancer ses activités ; il n’y a pratiquement aucun
contrôle sur ces caisses, ce qui permet aux militaires de s’approprier
directement de ces profits.
Loin des intentions déclarées par Total, son partenariat avec les
militaires au Myanmar, est structurel. Ses affaires sont directement
liées aux intérêts économiques de l’armée. Par ailleurs, Total est loin
d’être la seule multinationale française impliquée dans ce partenariat
avec les militaires. Dans un article récent Le Monde
mentionne les affaires « troubles » du groupe hôtelier Accor dans le
pays ; il évoque également Thales qui a essayé de vendre aux militaires
un système de reconnaissance faciale, avant de renoncer en 2017 suite au
génocide des Rohingya ; les affaires d’entreprises du BTP, d’EDF et de
Canal+ y sont aussi mentionnées.
Il est évident que Total et toutes ces entreprises auraient préféré la
continuité du « régime hybride » qui existait avant le coup d’Etat. Ce
régime, tout en laissant les mains libres aux militaires pour gérer les
secteurs clés de l’économie et des institutions, avait le mérite de
présenter un semblant de « démocratie », à l’intérieur et à l’extérieur
du pays. Une véritable « enveloppe démocratique » qui
permettait l’exploitation des travailleurs myanmarais et la spoliation
des ressources naturelles du pays.
Aujourd’hui, des millions de personnes s’affrontent aux militaires.
Elles veulent que leurs voix soient respectées et surtout rejettent le
retour d’un régime qui limite leurs droits démocratiques, même s’ils
étaient aussi violés par le gouvernement civil. Parallèlement, plus la
lutte dure, plus d’autres revendications commencent à apparaître telles
que l’abrogation ou la modification de la constitution de 2008 et la
création d’un régime fédéral prenant en compte la diversité ethnique du
pays. Mais cette lutte ne peut pas se limiter à des aspects formels pour
la démocratie, elle peut et elle doit aller plus loin : il faut mettre à
bas les petits dictateurs dans les usines, les différents groupes
nationaux du pays doivent jouir d’un véritable droit à
l’auto-détermination, leurs droits nationaux doivent être respectés
ainsi que leur contrôle sur leurs territoires, ce qui va à l’encontre
des intérêts des multinationales comme Total. Tout cela indique que la
lutte au Myanmar se dirige contre les militaires mais elle doit aussi se
diriger contre les multinationales complices. La lutte
anti-impérialiste est ainsi fondamentale, et avec elle la lutte contre
la spoliation de Total.
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