14.2.21

Myanmar. La classe ouvrière face au putsch, entre la résistance et le piège "démocratique" bourgeois

 
Le coup d’Etat au Myanmar a été le catalyseur de la réaction d’une classe ouvrière surexploitée dont les revendications risquent maintenant d’aller bien au-delà de la défense des droits démocratiques, même si les directions bourgeoises du mouvement ont d’autres intentions. 
 
Philippe Alcoy
 
Si les raisons qui ont poussé les militaires à mener un coup d’Etat au Myanmar (anciennement Birmanie) ne sont pas encore très claires, il ne fait cependant aucun doute que leurs intentions répondent à des objectifs réactionnaires. La forte mobilisation populaire que le coup d’état a déclenché depuis le 1er février, dans laquelle la classe ouvrière joue un rôle central, en constitue une preuve. « L’image des travailleurs industriels, en grande partie des jeunes femmes travaillant dans le textile, semble avoir profondément inspiré le grand public, brisé une partie de la peur et catalysé les manifestations massives et la grève générale auxquelles nous assistons actuellement », commente en ce sens Andrew Tillett-Saks, un militant travaillant avec le mouvement syndical à Rangoun.

La classe ouvrière est la force sociale la plus présente dans la résistance aux militaires au Myanmar. Cependant, on peut se demander comment une telle situation a pu se produire ? Quels processus de lutte et d’organisation est en train de mener cette jeune classe ouvrière ? On peut également se demander si la classe ouvrière sera en mesure d’atteindre ses propres objectifs face aux militaires mais aussi face aux forces politiques bourgeoises libérales qui ont gouverné le pays ces dernières années et qui jouissent encore du soutien du mouvement populaire.

Une « nouvelle » classe ouvrière surexploitée

Le Myanmar est l’un des pays du Sud-est asiatique qui a connu l’une des croissances les plus rapides ces dix dernières années. Cela fait suite à « l’ouverture démocratique » entamée en 2011 et qui a permis l’introduction de capitaux occidentaux, qui sont venus s’ajouter aux investissements chinois. Cela a permis de développer principalement des secteurs de l’industrie légère, ce qui a constitué une bouffée d’oxygène pour une économie totalement sous-développée dans l’un des pays les plus pauvres du monde. Ces investissements ont évidemment eu des conséquences sociales et politiques, notamment la formation d’une « nouvelle » classe ouvrière jeune, très nombreuse (pour les standards de ce petit pays de 50 millions d’habitants) et, comme on le voit aujourd’hui, potentiellement puissante.

L’anthropologue et spécialiste de la classe ouvrière au Myanmar et en Thaïlande, Stephen Campbell, décrit ainsi ce processus de formation de cette classe ouvrière : « la population ouvrière des zones industrielles de Yangon [Rangoun] se compose principalement d’anciens villageois chassés des zones rurales en raison d’une dette ingérable, de la dévastation des infrastructures causée par le cyclone Nargis en 2008 et du vol pur et simple de leurs terres par des intérêts militaires et commerciaux privés. La spéculation immobilière et le développement urbain élitiste de ces dix dernières années ont fait grimper le coût du logement, ce qui a conduit des centaines de milliers de migrants arrivant en ville à ne plus avoir de logement officiel et à se tourner vers des logements squattés moins chers à la périphérie de la ville. Beaucoup de ces nouveaux résidents urbains ont cherché un emploi dans des usines alimentaires et autres usines de transformation produisant pour le marché intérieur, ou dans des usines de confection produisant pour l’exportation. En 2018, plus d’un million de travailleurs - pour la plupart des jeunes femmes, dont de nombreux squatters - étaient employés dans des usines de vêtements, de textiles, de chaussures et d’accessoires au Myanmar, principalement autour de Yangon ».

Mais cette prolétarisation des populations rurales n’a pas été accompagnée d’une amélioration significative de leurs conditions de vie et de leurs revenus. L’inflation et les bas salaires ont maintenu la classe ouvrière dans une situation de précarité très importante, forçant une partie des ouvriers et ouvrières à aller chercher du travail dans les pays voisins plus riches (Singapour, Malaisie, Thaïlande). En effet, l’un des « atouts » majeurs présentés par le gouvernement et les militaires myanmarais pour attirer les investissements des multinationales, notamment du secteur de l’habillement, ont été les très bas salaires : au Myanmar le salaire minimum mensuel est de 63 dollars (ou environ 3 dollars par jour) alors que ceux dans les pays voisins (et concurrents) comme le Vietnam ou le Cambodge varient entre 90 et 145 dollars par mois.

A ces salaires misérables il faut ajouter une politique systématique et systémique de harcèlement des ouvriers, de persécution judiciaire à l’encontre des syndicalistes et de répression policière. Les cadres légaux, même ceux instaurés par les nouveaux pouvoirs « démocratiques », favorisent le patronat et crée des conditions très favorables au capital, au détriment des droits des travailleurs et des travailleuses.

Des luttes pour les conditions de travail et la dignité

Cependant, si les capitalistes locaux et internationaux et les militaires pensaient que les travailleurs et notamment les travailleuses allaient rester passifs face à cette exploitation, ils se trompaient lourdement. En effet, très rapidement, la classe ouvrière myanmaraise a mené des luttes de résistance pour l’amélioration de ses conditions de travail et contre les abus du patronat.

Dans un autre article S. Campbell explique que « depuis 2009 environ, il y a eu des grèves récurrentes, principalement dans les zones industrielles autour de Yangon. Les travailleurs des usines ont exprimé à plusieurs reprises leur indignation face aux vols de salaires, aux heures supplémentaires imposées, au harcèlement des cadres, au licenciement des syndicalistes et aux mauvaises conditions de travail. En outre, l’inflation continue d’augmenter le coût de la vie au Myanmar, ce qui a érodé la valeur des salaires des travailleurs et forcé nombre d’entre eux à s’endetter lourdement pour couvrir leurs frais de subsistance de base. Tous ces facteurs ont motivé les révoltes persistantes des travailleurs au Myanmar ».

A cela il faut ajouter la situation ouverte par la pandémie de Covid-19 qui a causé une baisse drastique des commandes, notamment pour l’industrie de l’habillement, ce qui a conduit, en avril 2020, environ 60 000 ouvriers et ouvrières à perdre leur emploi, ainsi qu’à la fermeture de centaines d’usines. En outre, le gouvernement et le patronat ont utilisé les mesures sanitaires liées au Covid-19 pour réprimer et licencier des syndicalistes et les travailleurs et travailleuses les plus revendicatifs. Cela a eu pour résultat une vague de luttes ouvrières qui, dans certains cas, ont réussi à mettre un frein aux abus patronaux.

Ainsi, cette jeune génération d’ouvriers et d’ouvrières se voit obligée de lutter pour survivre dans un cadre de surexploitation, afin d’arracher au patronat son droit à l’existence, patronat qui peut compter sur l’aide des gouvernements et des forces de répression. Il s’agit en ce sens d’une lutte pour la dignité ouvrière, ce qui donne un caractère très « radical » à leurs revendications et un moral extrêmement élevé. Cette résistance est tout à fait exemplaire et appelle le respect de la classe ouvrière internationale car il s’agit d’un jeune mouvement ouvrier qui, après des décennies de brutale répression et de clandestinité, lève la tête pour résister face à des multinationales, face aux militaires et aux matons du patronat.

Un processus d’organisation syndicale

Tout ce processus de luttes ouvrières n’est pas simplement le résultat d’une forme de résistance spontanée. Il est également le résultat de l’organisation syndicale que la classe ouvrière myanmaraise a su construire en très peu de temps. Comme nous le disions plus haut, les travailleurs et travailleuses myanmarais ont subi une forte répression de la part du pouvoir militaire depuis le coup d’Etat de 1962. L’organisation syndicale était interdite, et ce jusqu’en 2011 malgré quelques périodes courtes de « libéralisation ». De cette façon, les militants ouvriers étaient condamnés à la clandestinité ou à l’exil. Mais à partir de 2011 et ladite démocratisation du pays, les marges de manœuvre légales ont permis aux travailleurs de commencer à mettre sur pied des organisations syndicales au niveau des usines et entreprises mais aussi des confédérations.

Cette organisation syndicale a permis aux salariés de mener plusieurs luttes et grèves pour leurs droits. On comprend d’ailleurs pourquoi des pays comme la Chine, dont le « modèle » sert d’inspiration aux capitalistes myanmarais, tiennent tant à contrôler l’organisation syndicale indépendante des travailleurs ; une situation de laquelle les multinationales occidentales tirent largement profit, bien évidemment. En ce sens, le gouvernement et le patronat tentent de corrompre, ou même de créer, des organisations syndicales qui leur soient inféodées.

De leur côté, des organisations internationales comme l’OIT (Organisation Internationale du Travail) et de grosses confédérations syndicales occidentales tentent de « canaliser » la radicalité ouvrière myanmaraise, les amenant vers des stratégies conciliatrices avec le patronat et l’Etat, favorisant le surgissement de bureaucraties syndicales. Comme on peut le lire dans un article d’Open Democracy, qui aborde la question syndicale depuis ce point de vue essentiellement conciliateur : « la CTUM (Confédération Syndicale du Myanmar) et ses membres n’encouragent pas les grèves. (…) Les syndicats visent à s’imposer comme un acteur crédible dans le paysage émergent des relations professionnelles au Myanmar, ce qui est difficile s’ils sont trop conflictuels. En outre, les organisations internationales et les donateurs exercent une pression amicale sur eux pour qu’ils résolvent les différends par le dialogue et l’arbitrage plutôt que par un conflit ouvert ».

Ces mêmes organisations internationales collaborent avec les autorités politiques afin de mettre en place des législations qui limitent le recours à des méthodes de lutte telles que la grève. « Le gouvernement quasi-civil de U Thein Sein, qui a pris le pouvoir en 2011, a introduit une nouvelle législation élaborée avec le soutien de l’OIT, légalisant la création des syndicats (en octobre 2011) et formalisant les négociations collectives (en mars 2012). Les nouvelles lois visent à endiguer les grèves en offrant aux travailleurs des voies institutionnelles pour obtenir réparation de leurs griefs en matière d’emploi », explique Stephen Campbell et insiste : « dans la pratique, cependant, de nombreux travailleurs ont trouvé ces nouveaux canaux institutionnels inadéquats et ont donc saisi l’occasion offerte par la nouvelle couverture juridique pour intensifier les grèves. En conséquence, en 2012, une nouvelle vague de grèves a eu lieu dans les zones industrielles de Hlaingtharyar, Shwepyithar et Hmawbi autour de Yangon ».

Autrement dit, dans ce processus d’organisation syndicale, les travailleurs et travailleuses doivent également se battre contre les tentatives de déviation vers des voies de « dialogue » et de négociation avec le patronat et l’Etat dans le cadre d’institutions complètement pro-patronales.

Une lutte pour un retour à la démocratie libérale ?

C’est dans ce contexte qu’il faut et qu’on peut comprendre la réaction ouvrière face au coup d’Etat. Malgré toutes ces lois et politiques pro-patronales, la classe ouvrière a su tirer parti des maigres libertés démocratiques, induites par « l’ouverture » de 2011, pour renforcer son niveau d’organisation dans les usines et dans les entreprises. Pour beaucoup de travailleurs, le coup d’Etat est donc synonyme de recul, de perte de leurs acquis, même si ces derniers restaient limités et qu’ils ne garantissaient pas encore la mise en place d’organisations indépendantes. Une ouvrière du secteur de l’habillement témoignait en ce sens : « Maintenant que les militaires ont pris le pouvoir, j’ai peur que la situation redevienne comme avant [sous le régime militaire] et que les travailleurs n’aient plus aucun droit. De plus, on nous a dit que le salaire [minimum légal] allait être augmenté dans les mois à venir. Les jeunes travailleurs l’espéraient. Mais maintenant, nous ne nous attendons pas à ce qu’il y ait une augmentation. Ce sera comme si nous avions perdu nos droits. Et avec la prise du pouvoir par les militaires, ce sera comme avant, et les employeurs opprimeront les travailleurs et réduiront leurs salaires ».

De ce point de vue, il n’est pas étonnant que ce soient les ouvriers et ouvrières qui se soiet mis en première ligne de la résistance contre le coup d’Etat. L’enjeu n’est pas seulement une question de lutte pour une liberté formelle, mais de lutte pour la survie et contre une menace d’oppression encore plus importante de la part des patrons et des militaires. L’expérience de grèves, de luttes partielles et d’organisation a sans aucun doute permis à la classe ouvrière d’arriver mieux préparée et de pouvoir jouer un rôle moteur dans la situation actuelle.

Cependant, en termes d’objectifs politiques de la mobilisation, si la classe ouvrière limite ses revendications au simple retour à la démocratie libérale, sous un nouveau gouvernement du parti d’Aung San Suu Kyi, il est très probable qu’elle se retrouve très rapidement dans une impasse. En effet, le projet de Suu Kyi est complètement capitaliste, pro-patronal et pro-impérialiste. C’est sous son gouvernement que l’on a laissé les travailleurs être payés une misère et se faire humilier dans les usines et entreprises, à la campagne. C’est sous son gouvernement qu’on a envoyé les forces de sécurité réprimer les grèves, que l’on a arrêté des syndicalistes utilisant tout type de prétexte, y compris la situation sanitaire. Et pour ce qui est de lutter contre le pouvoir des militaires, Suu Kyi a très bien démontré qu’elle savait concilier avec eux. Ce n’est pas pour rien que Suu Kyi a le soutien des États-Unis et d’une grande partie des pays impérialistes, puisqu’elle est le garant des affaires des multinationales et de la surexploitation de la classe ouvrière.

Si la classe ouvrière ne parvient pas à développer une politique indépendante, le mouvement continuera à être dirigé comme jusqu’à présent par la politique bourgeoise et pro-impérialiste de Suu Kyi. C’est la grande contradiction présente dans le mouvement actuel.

Il s’agit ici de poser les termes d’une mobilisation indépendante de la classe ouvrière, des paysans pauvres et des classes populaires contre le coup d’Etat mais aussi contre les différentes alternatives politiques capitalistes. Et cette lutte se mène aussi au sein du mouvement ouvrier. S. Campbell l’explique de la façon suivante : « Certaines fédérations syndicales du Myanmar restent officiellement indépendantes des partis politiques, mais plusieurs responsables syndicaux de haut niveau sont alignés sur la Ligue Nationale pour la Démocratie [de Suu Kyi]. La Confédération des syndicats du Myanmar, par exemple, était auparavant une organisation politique en exil basée en Thaïlande, où son secrétaire général, U Maung Maung, était également secrétaire général du Conseil national de l’Union de Birmanie, aligné sur la LND ».

L’indépendance politique de travailleurs et travailleuses et de l’ensemble des exploités et opprimés pourrait permettre de renverser tout un système qui les écrase, qui bafoue leurs droits politiques et économiques, un pouvoir complice de crimes contre l’humanité à l’égard des minorités ethniques. Mais cela implique d’aller au-delà de l’organisation syndicale et de se projeter vers la création d’une organisation politique propre des travailleurs et des travailleuses afin d’offrir une alternative à cette immense force sociale en mouvement contre le coup d’état.

RP

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