28.2.21

Donnez-moi !

Queue Painting de Kevin Gray

La queue était immense. On la voyait depuis la gare. Une queue de gens sérieux habillés de tous les gris imaginables. L’air malin. L’un coquin ; l’autre rusé ; un autre plus loin espiègle. La queue était longue comme l’attente. Il faisait froid, comme toujours quand on fait la queue. Le ciel gris-blanc laissait de temps à autre l’espace pour une éclaircie bleu ciel, un rayon de soleil perforant le bouclier de grisaille. Dans la queue personne ne parlait, aucun mot ne sortait des bouches pensives. Mais à chaque respiration, à chaque exhalation l’air se teignait de nuage vapeur. Comme des dragons ; de véritables tigres.

Il y avait vraiment beaucoup de monde. Un homme petit, parlant avec un accent d’un quelque part qui n’était pas ici, vendait du café et d’autres boissons pour réchauffer l’attente. « Café, thé ! », lançait-il de façon intermittente. Certains le sollicitaient, d’autres le regardaient avec dédain, la plupart l’ignoraient tellement ils étaient perdus dans leurs pensées et plans. Des personnes étaient arrivées très tôt ; il y en avait qui y avaient passé la nuit. Mais dans ce micro monde qui est une queue il y avait des règles ; et où il y a des règles la tricherie guette pas très loin. Ainsi, le même petit homme, dont la discrétion n’était trompée que par les cris de « café, thé », avait développé un business secret (car illégal) : la vente de places. Pour éviter l’encombrement au moment de l’ouverture des portes de l’accueil, chaque personne se voyait attribuer un numéro dès son arrivée. Le vendeur de boissons chaudes, avec des complices qui arrivaient parmi les premiers, proposait alors des tickets aux arrivants tardifs. « Café, thé » était devenu aussi un message codé. Dès qu’un client l’appelait, demandant une boisson chaude, le petit vendeur lui proposait le choix entre le café, le thé et/ou une place devant pour le prix de 25-30 cafés allongés.

Ce jour-là un homme en costume marron, bien coiffé et boutonné jusqu’à la gorge arriva à la longue queue. Il était tôt mais tard pour le micro monde de cette queue. Il soufflait déjà, laissant voir à qui voudrait le savoir qu’il était irrité par cette situation. « Non mais c’est quoi ce bordel ? », lança-t-il à haute voix. Certains se retournèrent, le regardèrent de bas en haut et détournèrent aussitôt leurs regards vers la porte d’entrée, lointaine. « Non mais c’est ça l’administration française ! Je ne comprends pas à quoi ça sert tout cet argent qu’on paye pour le salaire des fonctionnaires ! ». Il voulait parler, il voulait pester toute sa haine contre l’État et les administrations avec quelqu’un, contre quelqu’un. « Non mais on ne va pas passer toute la journée ici ou merde ! ». Toujours aucune réaction des autres. Mais le petit vendeur l’avait repéré au loin. Ses gesticulations ridicules, exaspérées, brillaient comme de l’or pour le malin commerçant. Discrètement mais en accélérant son pas, il se rapprocha du grincheux. Il n’attendait qu’une nouvelle salve d’insultes polies contre l’État, les taxes et les fonctionnaires. Et cela n’allait pas tarder. Dès qu’il entendit « non mais… » il se précipita vers lui en criant « café, thé… ».

« Monsieur, un petit café ? », lança le vendeur. Le frustré, voyant que le vendeur était le seul à réagir à ses plaintes, l’appela d’un geste. Dès qu’il s’approcha, l’homme élégant lui demanda un café et déclencha une salve de plaintes auprès du vendeur. « Non mais… ». Le vendeur acquiesçait de la tête ; il lâchait de temps en temps un « tout à fait », d’autres fois il alternait avec : « un autre petit café chef ? ». A un moment, le vendeur profitant d’une pause du plaignant qui reprenait son souffle afin d’enchaîner sa rage verbale contre les employés de la compagnie nationale d’électricité, s’approcha de lui et tout bas lui dit : 

 

- Ça vous intéresse une petite place tout devant ? 

- Comment ça ?

- J’ai des places tout devant, je les vends.

- Combien ?

- 35 cafés…

- Quoi ? Mais vous rigolez ? C’est trop… J’en connais d’autres qui me la font pour 15 cafés.

- Allé, on dit 32 cafés et on n’en parle plus…

- Pff… 25 cafés.

- 30…

- 28…

- Ok pour 29 cafés.

- Business.

Un autre monsieur qui ne se tenait pas très loin, discret, assista à la scène et comprit de quoi il en allait. Il se rapprocha des deux hommes et avec mépris leur lança avec un air astucieux :

  

- C’est ça que vous appelez négocier ? Des amateurs. Après, vous, pourquoi vous voulez aller là devant ? On va tous être reçus…

- Je n’ai pas le temps moi, je ne travail pas pour l’État…

- Mais vous travaillez où, vous ?

- Je suis mon propre patron, moi !

- Chef, il faut aller devant, c’est mieux… - lui dit le vendeur.

- Si vous êtes votre propre patron, pourquoi vous êtes si pressé ?

- J’ai des choses à faire moi… je dois superviser mes collaborateur moi !

- Vous devez vous mettre à la page, mon ami. Regardez-moi, je suis là mais je suis en train de me faire du pognon en même temps. J’ai développé tout un système sur internet où j’ai un robot qui travaille pour moi et l’argent rentre tout seul.

- Ah oui… je vois. Mais ma boîte travaille avec des services à la personne, je ne peux pas mettre des robots à travailler pour moi, moi ! Même si parfois on se dit que les machines nous emmerdent moins que tous ces syndicalistes !

- Moi, si je veux, je lui achète deux places pour 40 cafés chacune, l’argent ce n’est pas un problème pour moi… Et j’ai le temps. Time is money

 

Un autre homme rejoignit la discussion :

 

- Vous permettrez ? Vous vous trompez tous les deux. Ma boîte développe des stratégies d’investissement travaillant avec des cabinets de consulting. Lui par exemple, vous étiez sur le point de lui payer 29 cafés pour votre place. Si vous nous aviez consultés avant on vous aurait dit de payer une partie des cafés maintenant et négocier l’autre partie à la fin et tenter de vous faire quelques économies comparatives avec des stratégies poussées comme faire jouer l’insatisfaction client.

 

- Oh oh, calme-toi chef. Allez, vous, on fait l’affaire ou pas ? 29 cafés - s’indigna le vendeur de boissons.

 

Le groupe ne s’était même pas aperçu qu’un autre homme qui faisait la queue un peu plus loin donnait déjà son avis :

 

- Mais c’est quoi ce bordel ? On voit l’inefficacité de l’État. Toutes ces affaires troubles que j’entends ici ne devraient pas exister. Moi avec ma boîte de sécurité intégrale, je remets de l’ordre ici en moins de trois minutes. Lui par exemple [en pointant le vendeur], il devait déjà être remis aux autorités…

Une bagarre généralisée allait éclater. Le vendeur se retroussa les manches pour frapper quelques patrons de start-up ; les entrepreneurs entre eux se donnaient des coups de pied et de coude tellement les uns étaient envieux des autres. On commença à s’arracher les cheveux, à arracher des bouts de costumes, ce qui trahissait la médiocre qualité de ceux-ci. Les gens de la queue et les passants se retournaient. Les hommes se calmèrent quelques minutes plus tard. Et les discussions sur les affaires reprirent. Ils se mirent d’accord sur le prix des places et demandèrent au vendeur de café de les amener devant. Ainsi, les cinq hommes avançaient. Les quatre patrons le faisaient timidement ; le vendeur leur montrait le chemin en parlant fort et en gesticulant. « Parlez moins fort, on va nous découvrir ! », lui lançait-on. Mais rien n’y faisait. Il était chez-lui, il savait comment cela se passait.

Arrivés tout devant, le vendeur de cafés dit : « voilà, c’est là ». Il siffla et quatre badauds sortirent immédiatement de la queue, avec des petits tickets à la main ; ils les donnèrent aux entrepreneurs et leur indiquèrent de prendre leurs places dans la queue. Soudainement, un murmure, un bourdonnement, commença à envelopper l’ambiance. Le bourdonnement devint brouhaha et bientôt des cris de colère se faisaient entendre.

 

Mais vous-vous prenez pour qui ?

Vous croyez que vous êtes plus malins que les autres ?

Sortez !

Au voleur !

Tête de cul, si tu fais quelque chose à mon fils je te tue…

Je t’arrache les yeux, tête de genou !

 

Les menaces devenaient de plus en plus violentes. Les entrepreneurs tentaient d’expliquer que c’était le vendeur qui les avait trompés, qu’ils ne savaient pas que les places étaient prises… A tout cela, le vendeur de café, ainsi que les badauds, avaient disparu, l’argent en poche. Et la situation ne faisait que s’envenimer. Les premiers coups de poing fusèrent. Ils ratèrent leur cible mais c’était déjà une menace suffisante. Les quatre hommes prirent peur et comprirent qu’ils devaient se défendre et commencèrent à donner des coups de pied. On les prit par le cou ; on leur arracha des cheveux ; on les griffa…

Un carnage allait avoir lieu. Seule l’intervention d’une petite dame, étrangement ressemblant trop au vendeur de cafés, flanquée de deux soldats lourdement armés put l’empêcher. La dame annonça : « madame, monsieur l’Office d’Enregistrement d’Entreprises en Faillite ouvrira ses portes mais à cause de problèmes logistiques nous ne pourrons recevoir qu’une partie du public. Merci ».

Un entrepreneur ayant inventé le chocolat auto-fondant semblait tomber dans les pommes en entendant la nouvelle. Aux cris de « bons à rien », de « putains de fonctionnaires », la foule s’amassa devant la porte. La cohue poussait et poussait. Entre-temps, d’autres entrepreneurs continuaient à arriver et à faire grossir la queue. Et ils poussaient aussi ; ils ne savaient pas pourquoi mais ils poussaient et insultaient l’État et les fonctionnaires. La masse de start-upeurs voulait envahir l’immeuble, le brûler. Devant, certains s’évanouirent mais la pression était tellement forte que leurs corps ne tombaient pas par terre ; les corps servaient de béliers ; la foule enragée pressait ces corps contre les portes.

Et la porte céda. Le verrou éclata en mille morceaux. La multitude s’introduisit dans l’immeuble, elle lançait des cris de joie et de haine à la fois. Elle voulait du sang.

 

Elle est où la petite vieille ? On va la planter !

Sortez d’où vous êtes fonctionnaires de merde !

État assassin, maintenant c’est nous qui allons te tuer !

 

Mais leurs cris animalesques de joie et de haine résonnaient sur les murs imposants de l’immeuble. Il y avait un écho digne d’une cathédrale. Le bâtiment semblait complètement vide en effet. Vide de vie. Car il était plein de dossiers et de papiers qui paraissaient être des formulaires remplis. Des tas et des piles énormes de dossiers, papiers, formulaires, boîtes en carton. Un rayon de soleil rentrait soudainement par les hautes fenêtres. L’immeuble avait l’air vide et abandonné depuis des années. Quelque part il y avait des restes de croissants à moitié mangés mais tous durs et moisis, une machine à café recouverte de poussière, une couche épaisse. Définitivement, cet immeuble était abandonné depuis des années, voire des décennies.

Soudainement, du haut d’une sorte de balcon, la petite dame, toujours flanquée des deux soldats, cria :

 

- Les personnes suivantes, montez s’il vous plaît avec vos pièces d’identité et les papiers de votre entreprise afin de signer au plus vite votre contrat de subvention : Roldan, Bertrand, Martin, DuRoch, Stephanois, Leblois…

 

Parmi la foule on entendit : « C’est moi ! C’est moi ! Laissez-moi passer ! Poussez-vous bande de bons à rien ! Je le mérite ! Exonération d’impôts ! Donnez-moi ! »…   

Philippe Alcoy.

 

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