17.12.20

Albanie. Mobilisation contre la police : « on a l’impression que la révolte était en attente »

 
Depuis plusieurs jours, la jeunesse se mobilise en Albanie. Cette réaction contre l’assassinat d’un jeune homme par la police révèle des frustrations plus profondes. Nous avons interviewé Redi Muçi, membre d’Organizata Politike, une formation de gauche radicale albanaise.

Philippe Alcoy

Depuis plusieurs jours, la jeunesse se mobilise en Albanie, notamment à Tirana, la capitale. Ils se mobilisent contre les violences policières, mais leur mécontentement va bien au-delà et exprime des frustrations socio-économiques profondes. La réponse du gouvernement a été un discours hypocrite d’un côté et une brutale répression avec des centaines d’arrestations de l’autre.

Les jeunes dénoncent l’assassinat d’un jeune homme de 25 ans par la police. Le gouvernement a tenté de calmer la situation en s’excusant ; le Ministre de l’Intérieur a même démissionné. Mais la mobilisation a continué.

Reporters Sans Frontières a dénoncé des violations des droits des journalistes alors que des dizaines de parents cherchent toujours où se trouvent leurs enfants arrêtés lors des manifestations. Le nombre d’arrestations a été si important à Tirana que des détenus ont été transférés dans d’autres villes, à plusieurs kilomètres de la capitale albanaise.

Nous avons interviewé Redi Muçi, membre d’Organizata Politike, une formation de gauche radicale albanaise, pour qu’il nous raconte un peu plus en détail la situation dans le pays après le déclenchement de ces mobilisations de la jeunesse populaire.

Révolution Permanente (RP) : Depuis jeudi 10 décembre, de nombreuses personnes, en particulier des jeunes, manifestent contre la violence policière dans les rues de Tirana. Les manifestants dénoncent le meurtre de Klodian Rasha, un jeune homme de 25 ans, par un policier. Peux-tu nous en dire plus sur ce qu’il s’est passé ?

Redi Muçi (RM) : Aux premières heures du 8 décembre, Klodian Rasha marchait dans son quartier en direction de sa maison. Une patrouille de police lui a demandé de s’arrêter parce que les heures de couvre-feu étaient passées, mais il a commencé à s’enfuir, et deux balles ont été tirées sur lui, le tuant instantanément. En raison de la réaction des médias, les rapports de police pendant trois jours n’ont pas précisé si Klodian était en possession d’une arme. Finalement, ils ont reconnu que le policier lui avait tiré dessus à cause d’un objet dur qu’il avait pris pour une arme à feu. Cela a incité des vagues de jeunes, en particulier des banlieues de Tirana, à descendre dans la rue pendant quatre jours consécutifs. De violents affrontements avec la police ont conduit à l’arrestation de plus de 300 autres personnes, dont 67 mineurs (selon les rapports de l’avocat du peuple).

RP : Le Premier ministre, Edi Rama, a présenté ses excuses pour ce qu’il s’est passé, mais il a également déclaré que c’était « un événement isolé » et non le résultat d’une culture de violence policière. Est-ce vrai ? Quelle a été la réponse des autorités aux manifestations ?

RM : Bien que la fusillade d’un citoyen non armé puisse être considérée comme un événement isolé, la violence de la police a connu une escalade ces dernières années. En tant que militants de l’Organizata Politike, nous en avons été témoins lors de nos manifestations aux côtés des mineurs du chrome, des travailleurs des raffineries de pétrole et des étudiants. Une intervention très violente de la police a eu lieu l’année dernière contre les artistes qui défendaient le Théâtre national contre la démolition.

Cette vague de répression est également liée à une décision du Ministère de l’Intérieur de mettre en préretraite plus de 1000 policiers de l’ancienne génération en trois ans, afin de les remplacer par de nouveaux venus plus jeunes, en meilleure condition physique, mais manquant d’expérience dans la gestion de situations complexes. Tel était le cas du policier qui a tué Klodian, un homme d’une vingtaine d’années qui n’avait rejoint les forces de police que récemment et qui avait été immédiatement transféré dans l’une des unités de police la plus tristement célèbre : « Les Aigles ».

RP : Certains rapports affirment que les mobilisations actuelles, en particulier parmi les jeunes, ne portent pas uniquement sur la violence policière, mais qu’elles révèlent une frustration et un malaise plus profonds de la population. Que peux-tu dire à ce sujet ? Quelle est la situation de la classe ouvrière et de la jeunesse en Albanie ?

RM : Je crois que c’est l’expression de la colère accumulée par la jeune génération. Ils sont les enfants de travailleurs qui luttent pour gagner leur vie et leur assurer un avenir. Ce sont eux qui sont exclus par le système éducatif, parce que le coût de la scolarité à Tirana est aujourd’hui très élevé. Et d’une manière générale, toutes les ressources et les services publics ont été privatisés, en rendant littéralement impossible l’accès des couches inférieures de la population vivant dans les banlieues.

En Albanie, la pandémie est mal gérée. De plus, elle avait été précédée par un tremblement de terre mal géré, où 50 personnes ont perdu la vie et des centaines se sont retrouvées sans abri. Pendant ce temps, il y a une caste oligarchique qui bénéficie de toutes les privatisations et des aides du gouvernement. Ajoutez à cela l’augmentation de la violence policière – surtout dans les quartiers de banlieue – et cela donne l’impression que la révolte n’attendait que d’exploser.

RP : La police albanaise a averti les manifestants des risques pour la santé publique s’ils continuaient à manifester. Penses-tu que le gouvernement utilisera la pandémie de Covid-19 pour tenter de légitimer la répression des manifestations ? Comment le gouvernement gère-t-il la crise sanitaire ?

RM : Alors que les nouveaux cas semblent submerger un système de santé privé du soutien gouvernemental dont il a tant besoin depuis des décennies, et que le taux de mortalité augmente, l’Albanie est le pays qui compte le plus faible nombre de tests par habitant : 6 fois moins que la moyenne en Europe et 3 fois moins que la moyenne dans la région. Sans une couverture étendue des tests, il est impossible de mettre en place une stratégie significative pour contenir le virus.

Pendant ce temps, le gouvernement impose des mesures absurdes. D’un côté, des fermetures partielles et l’imposition du port de masques dans les rues, et de l’autre, des travailleurs entassés dans des mines, des usines et des centres d’appel exigus, les transformant en nids d’infection.

Et ceux qui sont chargés de faire respecter ces mesures par les sanctions et la terreur, sont les policiers. La pandémie a déjà servi de justification pour réprimer des manifestations, comme dans le cas de la mobilisation des travailleurs de la raffinerie de pétrole de Tirana. Cela a peut-être été une raison ultérieure de l’explosion de ces manifestations.

RP : Le Ministre de l’Intérieur Sander Lleshaj a démissionné mais cela n’a pas suffi pour les manifestants qui continuent à se mobiliser. Penses-tu que ces mobilisations peuvent ouvrir une période de crise politique et sociale plus profonde ?

RM : Je pense que la société albanaise traverse depuis quelque temps une crise sociale, en référence aux événements que j’ai mentionnés précédemment. Mais cela ne s’est pas encore transformé en une crise politique proprement dite. La colère grandit à l’égard d’un gouvernement qui, au mois d’avril prochain, se dirige vers son troisième mandat et ce principalement en raison de l’illégitimité totale des partis d’opposition.

À travers notre militantisme, avec mes camarades d’Organizata Politike, nous avons essayé de contribuer à la création de nouveaux mouvements sociaux par en bas, comme une antithèse du système contrôlé par les oligarques, avec une vision selon laquelle la politique n’est pas le monopole des bureaucrates siégeant au parlement, mais le domaine des gens ordinaires qui, à travers l’organisation, sont capables de prendre en main leur destin. De nouveaux syndicats indépendants ont vu le jour en Albanie, de nouvelles organisations contre l’assujettissement des femmes, une mobilisation étudiante qui, en 2018, a ébranlé les fondements du gouvernement ; tous ces signes montrent que la politique s’éloigne des sièges du parti pour se diriger vers les places, les lieux de travail, les universités.

RP

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