A propos de l’épidémie ravageuse de typhus en Serbie pendant la Première Guerre mondiale.
On estime que juin 1915 marque la fin de l’épidémie meurtrière de
typhus qui avait ravagé la Serbie pendant plusieurs années. Au moins
150 000 morts pour un pays de 4,5 millions d’habitants à l’époque. Un
taux de mortalité qui a atteint entre 60 et 70 pour cent au moment de
son pic. Les conditions hygiéniques dégradées, la pauvre alimentation de
la population, les infrastructures détruites par la guerre et une très
grande partie de médecins réquisitionnés pour les besoins de l’armée,
n’ont fait que préparer le terrain propice pour que la maladie se
répande comme une traînée de poudre.
La Serbie se trouvait dans une situation de guerre pratiquement
permanente depuis 1912 lors de la première guerre balkanique. Une guerre
réactionnaire qui préfigurait les rivalités des puissances
impérialistes qui entreraient en guerre quelques années plus tard. De
plus, en 1914 le puissant Empire Austro-hongrois lui avait déclaré la
guerre suite à l’assassinat du prince héritier à Sarajevo
(Bosnie-Herzégovine). Mais face au désastre sanitaire, l’armée
austro-hongroise avait été dissuadée d’envahir le pays de peur de voir
son armée contaminée et que celle-ci ramène l’épidémie dans son propre
territoire.
C’est ce pays dévasté que le célèbre journaliste nord-américain et
militant communiste, John Reed, décrit si brillamment dans l’extrait que
nous publions ci-dessous. En effet J. Reed avait été envoyé par le
journal Metropolitan pour couvrir la guerre sur le front est.
Dans ce cadre, il a séjourné en Grèce, en Serbie, en Bulgarie, Roumanie
et finalement en Russie où il est arrivé quelques semaines avant la
révolution d’Octobre en 1917. Les observations versées sur son journal
de bord ont donné lieu à son livre La guerre dans les Balkans paru en 1916 d’où nous sortons notre extrait. Plus précisément du chapitre « Le pays de la mort ».
La situation est décrite avec une très grande habileté et avec des
détails très parlants. Un récit qui préfigurait son excellent et plus
connu livre, Les dix jours qui ébranlèrent le monde, sur la prise
du pouvoir par les Bolcheviks en Russie. Ironie de la vie, John Reed
lui-même allait être emporté par le typhus en 1920 après sa
participation très importante au congrès de peuples d’Orient à Bakou la
même année. Un journaliste-écrivain, perspicace et exquis, parti trop
tôt sans aucun doute. En ces temps de confinement et de pandémie, ses
écrits deviennent une source de réflexion face à la situation que nous
traversons.
Le pays de la mort
« Enduits d’huile camphrée des pieds à la tête, les cheveux oints
de kérosène, nos poches et nos bagages bourrées de boules de naphtaline,
nous sommes montés dans un train tellement saturé de formol que nous
avions l’impression d’avoir les yeux et les poumons attaqués par de la
chaux vive. Les Américains de la Standard Oil de Salonique étaient venus
nous faire leurs adieux.
— Quel dommage, a dit Wiley. Et si jeunes ! Quelles sont vos
dernières volontés ? Voulez-vous qu’on rapatrie vos corps ou
souhaitez-vous être enterrés sur place ?
C’étaient les précautions habituelles de tout voyage en Serbie, le pays du typhus - du typhus intestinal, de la fièvre récurrente mystérieuse et brutale, fièvre accompagnée de taches qui tuent cinquante pour cent de ses victimes et dont le bacille n’a pas encore été découvert. Les médecins pensent que celui-ci est véhiculé par les poux qui se nichent dans les vêtements, mais le lieutenant du service de sante de sa Gracieuse Majesté britannique qui voyageait avec nous était sceptique.
— J’ai passé trois mois là-bas, et ça fait longtemps que je ne prends plus de précautions particulières, à l’exception d’un bain quotidien. Les poux, on prend l’habitude de passer des soirées paisibles à se les enlever manuellement.
La naphtaline l’a fait renifler :
— En fait, vous savez, ils adorent ça. La vérité, c’est que le typhus, personne ne sait rien sur lui, sauf qu’un sixième de la nation serbe en est mort…
Avec l’arrivée de la chaleur et la fin des pluies de printemps, l’épidémie avait faibli et le virus faisait moins de ravages. Il n’y avait plus désormais que quelque cent mille malades dans toute la Serbie et seulement mille morts par jour - auxquels il fallait ajouter les cas de la redoutable gangrène post-typhique. Février avait dû être effroyable : des centaines d’agonisants déliraient dans la boue des rues, faute de place dans les hôpitaux.
Les missions médicales étrangères n’avaient pas été épargnées. Cinquante prêtres avaient succombé après avoir donné l’absolution aux mourants. Des quatre cents médecins environ que comptait l’armée serbe au début de la guerre, il en restait moins de deux cents. Et le typhus n’était pas le seul. Variole, rougeole, scarlatine, diphtérie se propageaient le long des routes jusqu’aux plus lointains hameaux, et il y avait maintenant des cas de choléra, qui ne pouvaient que se multiplier avec l’arrivée de l’été dans ce pays ravagé ; les champs de bataille, les villages et les routes étaient empuantis par les morts mal enterrés, et les cours d’eau étaient pollués par les cadavres des hommes et des chevaux.
Notre lieutenant appartenait à la mission médicale de l’armée anglaise envoyée combattre le choléra. Il était sanglé dans un uniforme impeccable et trimballait une énorme épée qui lui pendait entre les jambes et le gênait affreusement. Il l’a jetée dans un coin en hurlant :
— Je ne sais pas quoi fait avec ce foutu machin. Il y a belle lurette qu’on ne porte plus l’épée dans l’armée. Mais rien à faire : si on n’a pas d’épée, les Serbes refusent de croire qu’on est un officier…
C’étaient les précautions habituelles de tout voyage en Serbie, le pays du typhus - du typhus intestinal, de la fièvre récurrente mystérieuse et brutale, fièvre accompagnée de taches qui tuent cinquante pour cent de ses victimes et dont le bacille n’a pas encore été découvert. Les médecins pensent que celui-ci est véhiculé par les poux qui se nichent dans les vêtements, mais le lieutenant du service de sante de sa Gracieuse Majesté britannique qui voyageait avec nous était sceptique.
— J’ai passé trois mois là-bas, et ça fait longtemps que je ne prends plus de précautions particulières, à l’exception d’un bain quotidien. Les poux, on prend l’habitude de passer des soirées paisibles à se les enlever manuellement.
La naphtaline l’a fait renifler :
— En fait, vous savez, ils adorent ça. La vérité, c’est que le typhus, personne ne sait rien sur lui, sauf qu’un sixième de la nation serbe en est mort…
Avec l’arrivée de la chaleur et la fin des pluies de printemps, l’épidémie avait faibli et le virus faisait moins de ravages. Il n’y avait plus désormais que quelque cent mille malades dans toute la Serbie et seulement mille morts par jour - auxquels il fallait ajouter les cas de la redoutable gangrène post-typhique. Février avait dû être effroyable : des centaines d’agonisants déliraient dans la boue des rues, faute de place dans les hôpitaux.
Les missions médicales étrangères n’avaient pas été épargnées. Cinquante prêtres avaient succombé après avoir donné l’absolution aux mourants. Des quatre cents médecins environ que comptait l’armée serbe au début de la guerre, il en restait moins de deux cents. Et le typhus n’était pas le seul. Variole, rougeole, scarlatine, diphtérie se propageaient le long des routes jusqu’aux plus lointains hameaux, et il y avait maintenant des cas de choléra, qui ne pouvaient que se multiplier avec l’arrivée de l’été dans ce pays ravagé ; les champs de bataille, les villages et les routes étaient empuantis par les morts mal enterrés, et les cours d’eau étaient pollués par les cadavres des hommes et des chevaux.
Notre lieutenant appartenait à la mission médicale de l’armée anglaise envoyée combattre le choléra. Il était sanglé dans un uniforme impeccable et trimballait une énorme épée qui lui pendait entre les jambes et le gênait affreusement. Il l’a jetée dans un coin en hurlant :
— Je ne sais pas quoi fait avec ce foutu machin. Il y a belle lurette qu’on ne porte plus l’épée dans l’armée. Mais rien à faire : si on n’a pas d’épée, les Serbes refusent de croire qu’on est un officier…
Tandis que le train grimpait lentement entre les hauteurs
dénudées en suivant les eaux jaunes du Vardar, il nous a raconté comment
les Anglais avaient persuadé le gouvernement serbe d’arrêter tout
trafic ferroviaire pendant un mois, afin de prévenir l’extension du
fléau ; après quoi ils avaient fait prendre des mesures sanitaires dans
les villes gorgées d’immondices, imposé la vaccination contre le choléra
et commencé à désinfecter une partie de la population. Les Serbes
ricanaient : naturellement, ces Anglais étaient des lâches. Lorsque le
colonel Hunter, dans l’impossibilité d’obtenir des quartiers
convenables, avait menacé les autorités de quitter la Serbie au cas où
un seul de ses hommes mourrait du typhus, il avait déclenché une tempête
de sarcasmes : le colonel Hunter était un lâche ! Et les Américains
étaient des lâches, eux aussi : après avoir eu la moitié de leurs unités
touchées par la maladie, ils avaient abandonné Ghevgheli. Pour les
Serbes, prendre des mesures de prévention était une preuve de
pusillanimité. Ils contemplaient les immenses ravages de l’épidémie avec
une sorte de fierté mélancolique : de la même manière que l’Europe
médiévale regardait la Peste noire. (…) »
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