13.12.19

« Le couteau c’est pire que la kalachnikov ». De comment j’ai rencontré un ancien tchetnik


C'est une histoire avec beaucoup d'aspects mais qui se raconte en un bloc.

Philippe Alcoy


Ma vie prend parfois des allures de « pot-pourri ». C’est ainsi que la Yougoslavie est devenue sujet familier, intime, évidemment « à moi » pour mon entourage, même si cela ne se voit pas dans ma tête. « Il ne connait pas Hitler ». Je savais déjà que celui qui parlait était serbe. J’ai reconnu son accent ; je l’ai entendu répondre à la question « d’où vous venez » par « Srbija », sans transition ni adaptation phonétique. Il avait envie de parler et j’avais envie de lui parler. « Ah bon ? Et pourquoi ? », lui ai-je demandé. « Parce qu’il est arabe ! ». Bon, pas la peine, je continue à trier les candidats à devenir « mes » légumes. Il revient avec deux bouteilles de vodka dans ses bras, tel un père ou un oncle portant un enfant. Il me dit quelque chose que j’ai oubliée. A l’évidence, il a toujours envie de me parler. J’ai en général cette faculté d’attirer la sympathie de serbes réactionnaires ou, tout du moins, bizarres. Il me rappelle Dragan, un serbe semi-escroc que j’avais rencontré quelques années auparavant et qui avait sympathisé avec moi. Peut-être il s’appelle Dragan aussi. Ca ne mange pas de pan, un bref échange et puis basta. L’une des premières choses qu’il m’a dites c’est évidemment qu’il était serbe. Je ne me rappelle pas comment mais on a commencé à parler de la guerre en Bosnie car il y a été capitaine ; il était (il est) pour Milošević ; il estime que les croates sont très durs. Aussitôt il enchaîne avec Srebrenica. Je m’attends au pire ; comment me suis-je retrouvé à discuter de cela, ici, alors que j’ai tellement de choses à faire. Cette discussion n’ira nulle part. « Là bas ce n’est pas la kalachnikov, c’est au couteau, c’était terrible ». Je ne songe à émettre aucune opinion engageant ma vraie opinion et feins d’être compatissant, alors que dans ma tête je me dis « tu es en face d’un criminel de guerre mon cher ». Je veux absolument savoir ce qu’il a à me dire sur cela. « J’ai été blessé ; j’ai une prothèse ; j’y ai perdu cinq copains… ». Le couteau c’est pire que la kalachnikov. Je n’ai pas osé lui demander s’il avait manié un couteau… Il était à la tête de 46 soldats serbes en Bosnie. « Quand tu es capitaine tu commandes des gens mais au moment du combat tu vas tout derrière ; je n’aime pas ça mais c’est comme ça ; j’aurais préféré aller devant ». Dans la guerre ceux qui sont à la tête vont tout derrière. « Une balle dans la tête et il n’y a plus de tête… nema… ». Ainsi que la guerre commençait le 6 avril 1992, il prenait un avion le lendemain. Il était déjà en France et est rentré pour se battre. Car il était pour Milošević. « J’ai aidé les réfugiés politiques, de toutes les nationalités ; je n’aime pas les nationalistes ». Dans une guerre tu peux perdre la vie ; ce qui est sûr c'est que tu perds la tête. « La guerre me poursuit toujours, même dans mes rêves ; les psychiatres sont des connards, ils ne comprennent pas… ». Et moi j’étais là, entre le rayon des légumes et celui du saumon fumée et du tarama, dehors c’est la grève, à réfléchir à la souffrance psychologique d’un tchetnik. « Alors je prends ça - me montrant les deux bouteilles de vodka - et j’attends la mort ; j’envoie un peu d’argent au pays ; si je meurs là tout de suite quelle différence ça ferait ? ». La tête il n’y a plus, nema… « Le problème de la Serbie c’est les nationalistes ; j’aime bien Vučić ». Il m’a demandé si j’avais une femme serbe, impossible de l’expliquer autrement. Je n’avais pas envie de lui expliquer, d’ailleurs je ne sais jamais comment l’expliquer, « j’y ai des amis ». L’explication qui n’explique rien du tout mais très pratique pour faire office d’explication de mon implication. On s’est donné congé. Il partait d’un côté portant ses jumelles polonaises ; j’avançais vers l’opposé à la recherche de jus exotiques. Mais en réfléchissant à cette phrase « le couteau c’est pire que la kalachnikov » et en me demandant si moi aussi j’aurais perdu la tête.

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