Propos recueillis par Philippe Alcoy
Révolution Permanente a interviewé Mihai Varga, spécialiste
roumain du syndicalisme en Europe Centrale et de l’Est et auteur du
livre « Worker Protests in post-communist Romania and Ukraine » (Luttes
ouvrières dans la Roumanie et l’Ukraine postcommuniste) paru en août
2015. Il nous livre sa vision de la scène syndicale dans la région,
après la dissolution du « bloc soviétique », au début des années 1990.
Une réflexion intéressante qui peut nous aider à comprendre la situation
actuelle de la classe ouvrière dans ces pays mais aussi à tirer des
leçons pour l’action syndicale dans les pays occidentaux où le patronat
et les gouvernements sont à l’offensive contre les droits et acquis de
la classe ouvrière.
Révolution Permanente :
Pendant la période dite de « transition » les travailleurs et les masses
dans les ex pays « socialistes » d’Europe Centrale et de l’Est (ECE)
ont connu une profonde chute de leurs conditions de vie, une explosion
du chômage, des privatisations et des fermetures d’entreprises. Dans ce
contexte, la capacité et/ou la volonté des syndicats de résister,
d’organiser des manifestations, des grèves et des luttes ouvrières
semblait très faible. Comment pouvez-vous expliquer cela ? Quelle a été
l’attitude des gouvernements et des patrons envers le mouvement ouvrier
pour empêcher les travailleurs et les masses de manifester et résister ?
Mihai Varga : les changements des années 1990 ont été si
dramatiques que les gens avaient très peu de temps pour penser à
protester. La plupart était tout simplement plus inquiète pour les
questions de survie. Dans beaucoup de pays les gouvernements ont fait
beaucoup pour s’assurer que la chute du PIB ne débouche pas sur du
chômage de masse (Russie et Ukraine) et, si cela arrivait, alors ils
s’assuraient que le chômage ne conduise pas à des mobilisations de masse
(Pologne, Hongrie). Les Etats sont activement intervenus dans
l’économie pour que le chômage et l’appauvrissement ne deviennent pas
des problèmes politiques.
Les syndicats y ont largement pris part. En Hongrie et en Pologne ils
ont soutenu les politiques du gouvernement, très probablement pour des
raisons idéologiques. En Russie et en Ukraine, les syndicats ont menacé
d’organiser le mécontentement et de représenter les travailleurs
mobilisés en 1993. Cependant, l’Etat a financièrement et juridiquement
permis aux syndicats de jouer le même rôle que sous le communisme
[gestion des bénéfices sociaux, etc.].
Dans d’autres pays on a vu des gouvernements prêts à négocier avec
les syndicats sur les réformes et même à accepter certaines
revendications telles que la limitation de l’expansion des CDD et les
licenciements massifs (République Tchèque). Parallèlement, d’autres pays
ont connu des formes extrêmes de conflit entre les syndicats et les
travailleurs d’une part et les gouvernements de l’autre (Roumanie,
Bulgarie, Croatie). Enfin, dans les Etats baltes, les gouvernements ont
présenté les syndicats et les travailleurs remettant en cause les
réformes comme des instruments de la domination soviétique (et puis de
la domination russe).
RP : Il y a un paradoxe dans
plusieurs pays d’Europe Centrale et de l’Est : le taux de
syndicalisation, par rapport aux pays occidentaux, y est souvent très
élevé, mais cela ne veut pas dire que les syndicats sont forts ou qu’ils
ont une grande influence sur la vie politique et sociale. En même
temps, beaucoup de travailleurs sont syndiqués mais ils ne connaissent
même pas qui sont leurs représentants syndicaux, même au niveau des
usines. Il semble y avoir un décalage entre le taux de syndicalisation
et le militantisme syndical. Quelles sont les raisons de ces
caractéristiques du mouvement syndical dans beaucoup de pays de l’ECE ?
M.V. : beaucoup de syndicats ont été fondés dans la période
communiste et ont été à peine ou pas du tout réformés pour se rapprocher
des travailleurs et de leurs intérêts. Cela est vrai pour la plupart
des syndicats des pays postsoviétiques et moins pour les syndicats en
République Tchèque et en Slovénie.
Certains syndicats cependant (les deux les plus importants en Pologne
par exemple) ont subi récemment des réformes ou ont appris qu’avoir une
base de syndiqués qu’ils sont capables de mobiliser lors de
manifestations c’est la meilleure garantie pour être pris au sérieux par
les gouvernements.
RP : Dans votre livre « Worker
Protests in post-communist Romania and Ukraine » (2015), où vous
analysez plusieurs épisodes de luttes ouvrières dans ces pays, vous
développez le concept de « représentation des intérêts des
travailleurs » pour analyser les syndicats. Pouvez-vous nous expliquer
ce concept et comment il peut nous aider à comprendre le mouvement
syndical ?
M.V. : C’est en fait un concept emprunté à Richard Hyman
(auteur d’« Industrial Relations : A Marxist Introduction »). Ce concept
attire notre attention sur les questions de l’autonomie
organisationnelle (Comment les syndicats ont été fondés ? A partir de
l’initiative des travailleurs ou à partir de directives d’en haut ? Et
qui fixe leurs objectifs de nos jours ?) ; de la légitimité (résultat
pour les travailleurs de ce que les syndicats obtiennent) ; et de
l’efficacité (quelle proportion de leurs objectifs les syndicats
atteignentils ? Qu’est-ce qu’ils perdent afin d’atteindre leurs buts ?).
Auparavant, dans la plupart des cas, on ne faisait attention qu’à ce
que les syndicats obtenaient, sans se demander si ce qu’ils avaient
obtenu était quelque chose de positif pour les travailleurs ou si les
syndicats n’avaient pas fait quelques compromis problématiques en
échange de ce qu’ils avaient obtenu (compromis problématiques dans le
sens où les travailleurs ne les auraient pas approuvés).
RP : Depuis le début de la crise
économique internationale nous avons assisté à des grèves, des grèves
générales, des mobilisations de masse et même à la chute de quelques
gouvernements (Slovénie, Bulgarie, Ukraine, Moldavie, etc.). Les
syndicats ont ils joué un rôle dans ce changement ? Quelle a été leur
attitude à l’égard des mesures d’austérité adoptées par les différents
gouvernements ?
M.V. : La grande surprise a été l’évolution en Pologne. En
réponse à l’austérité, les deux grands syndicats ont travaillé (et
frappé) ensemble pour la première fois contre le gouvernement de la
Plateforme Civique [libéraux conservateurs]. Il sera intéressant
d’observer quelle sera leur approche vis-à-vis du gouvernement dirigé
par le parti Loi et Justice (Prawo i Sprawiedliwosc - PiS ).
Bien que je n’aie pas observé certains des pays que vous mentionnez
(Slovénie, Bulgarie, Moldavie) dans le cadre de cette crise, j’ai suivi
les évènements en Hongrie, Roumanie et Ukraine. En Hongrie et en
Roumanie les gouvernements sont allés très loin dans leur confrontation
avec les syndicats à travers une attaque tous azimuts contre leurs
droits, mais aussi contre leurs dirigeants (voir mon texte avec Annette Freyberg-Inan sur la Roumanie).
En Ukraine, les syndicats sont restés particulièrement silencieux. En
réaction, l’extrême-droite essaye de fonder son propre syndicat et
gagner du soutien parmi les travailleurs.
RP : lors de ces mobilisations
contre les gouvernements, la corruption et l’austérité, les gens ont
développé quelques nouvelles formes de lutte comme l’occupation de
places en Ukraine mais aussi dans des pays comme la Roumanie, la
Bulgarie, etc. Les syndicats ont-ils pris parti dans ces mouvements ?
M.V. : En Roumanie et en Bulgarie les syndicats ont soutenu
ces actions. En Ukraine, à cause des clivages de Maïdan vis-à-vis de la
question qui divise le pays entre Est et Ouest, on comprend que les
syndicats se soient maintenus en dehors du conflit.
RP : Vous pensez qu’étudier et
comprendre le mouvement syndical dans les pays d’Europe Centrale et de
l’Est est utile pour comprendre les tactiques et stratégies des
syndicats dans les pays occidentaux ?
M.V. :
Tout à fait. Nous avons deux extrêmes dans l’Europe postcommuniste :
les Etats baltes, avec leur offensive pour faire baisser les salaires et
faire plaisir à la Commission Européenne et la Hongrie qui, avec son
« Workfare », rend la protection sociale et les allocations
conditionnées au fait que le bénéficiaire fournisse en échange un
travail payé à 70% du salaire minimum. Comment en sommes-nous arrivés
là ? La façon dont les Etats ont traité les syndicats ces 25 dernières
années peut expliquer beaucoup de choses. Pour les syndicats occidentaux
cela devrait être un avertissement sur ce qui arrive s’ils abandonnent
la menace de la grève.
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