Philippe Alcoy
Le 12 janvier ont débuté en Roumanie les premières  manifestations de l’année contre le gouvernement et « l’austérité ».  L’élément déclencheur, ou plutôt la goutte d’eau qui a fait déborder le  vase, a été la réforme (et la privatisation à terme) du système de  santé. Opposé au président roumain, Traian Basescu, le sous-secrétaire  d’État au ministère de la Santé, Raed Arafat, a démissionné. Il  s’opposait en effet publiquement à la privatisation du SMURD, le service  des urgences médicales (l’équivalent du SAMU en France), que la  nouvelle loi rendait possible. Deux jours plus tard, ce sont des  centaines de manifestants qui sont descendus dans les rues du pays pour  manifester leur solidarité avec Arafat.

(Manifestant Place de l’Université à Bucarest)
Le lendemain, le gouvernement retirait le projet de  loi, sans pour autant réussir à faire cesser les manifestations. En  effet, derrière « le soutien à Raed Arafat » se cachait le  mécontentement contre le gouvernement, en particulier contre le  président Basescu, et toute sa politique d’ajustements, dictée par  l’Union Européenne et le FMI. C’est ainsi que pendant le week-end les  manifestations se sont radicalisées et ont pris un tournant violent.  Place de l’Université, à Bucarest, la capitale, des jeunes des quartiers  populaires et des supporters des clubs de foot se sont joints aux  manifestants et se sont affrontés à la police. Il s’agissait de « bandes  de jeunes, mécontents – eux aussi – de ne pas trouver de travail, de la  réduction des prestations sociales, de l’augmentation du coût de la  vie, du fait que la police protège les usuriers et les proxénètes mais  les grille à la moindre bévue » [1]. Tout le week-end la situation a été très tendue. Plus de 30 personnes ont été blessées et 113 arrêtées.
Malgré la répression les manifestations ont continué.  Plusieurs centaines de manifestants continuent à descendre tous les  jours dans la rue. Et même si le froid extrême et la neige qui ont  touché la Roumanie ces derniers jours ont fait baisser le nombre de  manifestants, ce mouvement exprime le malaise profond des couches  populaires durement touchées par les attaques du gouvernement, du FMI et  de l’UE.
Des attaques brutales contre les masses
En 2009 la Roumanie a été fortement touchée par la  crise économique internationale. Cette année-là, son économie a chuté de  7%. 440000 travailleurs ont perdu leur emploi. La devise roumaine, le  leu, s’est dévaluée. Dans ce contexte le gouvernement a demandé un prêt  de 20 milliards d’euros au FMI et à l’UE qui le lui ont octroyé en  imposant en contrepartie des « mesures d’ajustement » drastiques.  Depuis, le gouvernement roumain mène toute une série d’attaques contre  les conditions de vie et de travail des masses : réduction de 25% des  salaires de tous les fonctionnaires (une mesure qui a touché 1,3  millions de travailleurs) [2]  et de 15% du montant des retraites (4,6 millions de retraités  concernés) ; licenciement de près de 100000 salariés du public ;  allongement de l’âge de départ à la retraite ; réforme du code du  travail en mettant fin aux conventions collectives, en facilitant les  embauches en CDD et en allongeant la période d’essai ; augmentation de  la TVA (de 19% à 24%). Parallèlement à ces mesures contre les classes  populaires, le gouvernement roumain a montré quels intérêts il défend :  « Avec un salaire minimum de 158 euros par mois, un salaire moyen ne  dépassant pas 350 euros et des retraites faméliques, les classes  moyennes et populaires ont le sentiment d’avoir payé l’essentiel du plan  de rigueur. Les classes aisées, souvent considérés comme des profiteurs  du système, n’ont finalement pas vu leurs impôts augmenter (l’impôt sur  le revenu roumain est de 16 %, taux unique) » [3].
Pour appliquer ces mesures antipopulaires le  gouvernement a eu recours à 14 reprises en deux ans à une procédure  d’urgence engageant sa responsabilité, lui permettant d’adopter des lois  sans débat au Parlement. Cette méthode bonapartiste, de « période de  crise », représente une violation claire des règles les plus  élémentaires de la démocratie bourgeoise. C’est pour cela que beaucoup  de manifestants dénoncent le « régime autoritaire » du président  Basescu.
Gouvernement, opposition et bureaucratie syndicale : un vaste consensus pour mettre fin aux mobilisations
Alors que le jeudi 12 janvier les manifestations en  soutien à Raed Arafat, perçu comme un « opposant » à la privatisation du  système de santé, commençaient à peine et que leur pic de radicalité  n’avait pas été atteint, le démissionnaire demandait dès le lendemain  aux manifestants de rentrer chez eux. « Tôt vendredi, Arafat a  demandé aux gens de ne pas descendre dans la rue en son nom, en  insistant que les contestataires peuvent être facilement ‘manipulés  politiquement’ et que les manifestations étaient en train de porter  préjudice aux débats sur le système de santé » [4].  Le Premier Ministre Emil Boc a quant à lui condamné les violencesayant  émaillé les manifestations du week-end avant de proposer à Arafat de  réintégrer dès le 16 janvier le gouvernement pour « participer de  l’élaboration d’une nouvelle loi de réforme du système de santé ».
L’opposition (l’Union Social-Libérale -USL) [5]  quant à elle a déclaré sa « compréhension » et même son « soutien » aux  manifestants, tout en condamnant « la violence des hooligans ». En  réalité, elle essaye de capitaliser le mécontentement et d’atteindre son  objectif d’élections anticipées. « ‘De notre point de vue, la  solution est la démission de ce gouvernement, un accord entre le pouvoir  et l’opposition pour des élections anticipées et un gouvernement de  technocrates qui organise ces élections et gère les affaires du pays  jusque là’ » [6] a  déclaré à la presse le leader du Parti national libéral (PNL,  opposition) Crin Antonescu à l’issue d’une réunion avec la coalition au  pouvoir.
Face à la défiance exprimée par les manifestants à  l’égard de l’opposition également, l’USL a dû appeler à un rassemblement  séparé « pour ne pas politiser les manifestations ». L’enjeu était  aussi d’éviter qu’il y ait une quelconque convergence entre la base de  l’USL et les manifestants « indépendants ». Malgré cela, après le  meeting de l’USL du 19 janvier qui a rassemblé 10000 personnes, des  militants et sympathisants de l’USL sont allés manifester avec les  « indépendants » Place de l’Université. Face au danger d’une  convergence, incontrôlable pour l’opposition, entre ceux qui ont encore  des illusions vis-à-vis de l’USL et ceux qui sont plus critiques à son  égard, Crin Antonescu, chef du PNL, s’est empressé de déclarer lors  d’une réunion avec le gouvernement : « Oui, je suis d’accord avec  vous que la prolongation des tensions sociales affecte l’économie  roumaine. Mettons fin à cela ! Vous avez deux possibilités : soit avec  les gendarmes, soit avec les urnes. Moi je vous propose les urnes » [7].
La bureaucratie syndicale s’est complètement  désolidarisée des mobilisations. Même si certains syndicats ont appelé à  manifester, ils l’ont fait ponctuellement et séparément du mouvement en  cours. Par exemple, Cartel Alfa, l’un des syndicats les plus puissants  du pays, a appelé à une mobilisation pour le samedi 28 janvier… alors  que le mouvement avait démarré le 12 ! Et cela sans appeler à la grève  bien évidemment. Cependant, bien des manifestants sont conscients que  l’entrée des travailleurs organisés, avec leurs méthodes, serait  déterminante pour faire plier le gouvernement et parlent ouvertement de  grève : « le prochain pas, c’est l’arrivée des syndicats et celui d’après, la grève qui amènera une pression publique et économique » [8].  C’est en ce sens que l’on voit combien la politique des bureaucraties  syndicales vise consciemment à empêcher l’entrée des travailleurs dans  la lutte, la convergence de ceux-ci avec le mouvement en cours et ainsi  que la contestation gagne de l’ampleur, mettant en danger « la paix  sociale » et le pacte « tacite » entre les différentes factions de la  classe dominante complètement vendues à l’impérialisme.
Les travailleurs peuvent vaincre le gouvernement, le FMI et l’UE !
Malgré leur petit nombre (autour de 10000 personnes  dans tout le pays aux moments les plus importants) et leur concentration  dans les villes les plus importantes (Bucarest principalement, Cluj,  Iasi, etc.), les manifestants ont réussi à effrayer le gouvernement mais  également l’opposition bourgeoise. En effet, ils savent que derrière ce  mouvement se cache un profond malaise parmi les classes populaires et  que la situation peut devenir explosive.
Alors que l’opposition parlementaire, depuis le début  de la crise, fait semblant de « résister » aux mesures d’austérité dans  le cadre légal bourgeois (Parlement, Cour constitutionnelle) sans rien  obtenir, les masses commencent à se rendre compte que la mobilisation  est un outil bien plus puissant : c’est la première fois que le  gouvernement recule (certes, très partiellement) face au mécontentement  populaire depuis 2010 (retrait de la loi sur le système de santé,  réintégration d’Arafat, démission du ministre des Affaires étrangères  après avoir insulté les manifestants sur son blog personnel).
Cependant, ce ne sont que des concessions infimes. Certains manifestants sentent qu’ils veulent et peuvent aller plus loin : « ‘On réclame la démission de Basescu, mais que ce soit lui ou un autre, c’est presque un détail’,  explique Mircea, étudiant à Bucarest. ‘Ce qu’on veut, c’est que le  système change, qu’on en finisse avec le vol et la corruption à grande  échelle, les lois adoptées sans débat, les contrats arrangés…’ A côté de  lui, Mihaela, 64 ans, acquiesce. Retraitée, elle est dans la rue depuis  vendredi. ‘Je n’ai pas l’habitude de manifester. Mais là, l’histoire  avec Raed Arafat m’a mise hors de moi. J’en ai marre, j’ai travaillé  toute ma vie, j’ai une retraite de 700 lei et me retrouve obligée de  continuer à donner des cours pour m’en sortir. Et je ne parle même pas  de mes enfants, qui ne trouvent pas d’emploi malgré leurs diplômes.Il  faut en finir une bonne fois pour toute avec la corruption, la pauvreté,  le système…’ » [9].
Mais même si ces mobilisations font peur au pouvoir  en place, elles ne sont pas suffisantes pour renverser le rapport de  forces en faveur des exploités. Le gouvernement en est conscient et  espère que la lassitude ou l’hiver feront fléchir la détermination des  manifestants. En ce sens l’entrée dans le mouvement des travailleurs  organisés, avec leurs méthodes de lutte (grève, auto-organisation,  etc.), est fondamentale pour chasser le gouvernement et ses attaques  antipopulaires dictées par les intérêts du patronat roumain et de ses  tuteurs impérialistes français, italiens et allemands très présents dans  le pays et responsables de sa situation actuelle, et pour commencer à  remettre sérieusement en question « la corruption, la pauvreté et le système » !
--------------------------------------
       [1] Presseurop.eu, « Ces “indignés” qui défient les politiques », 19/1/2012.
[2] Rappelons que récemment, face à une plainte de deux fonctionnaires roumains qui dénonçaient la réduction de 25% de leur salaire comme une violation des Droits de l’Homme, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a « validé les mesures d’austérité prises par le gouvernement roumain en 2010 (…) Selon la CEDH, l’État roumain n’a violé aucun droit fondamental en réduisant les salaires de 25% (…) À travers cette décision, la CEDH a jugé que l’État roumain pouvait prendre de telles mesures. La Cour reconnaît que n’importe quel État a une marge d’appréciation dans le domaine des politiques financières, de manière à stabiliser son équilibre budgétaire » (Le Courrier des Balkans, « Roumanie : des baisses de salaires ‘‘qui ne violent pas les droits de l’homme’’ », 10/1/2012).
[3] Le Monde, « En Roumanie, manifestations contre l’austérité, les privatisations et le gouvernement », 17/1/2012.
[4] NineOclock.ro, « Protests in Bucharest, elsewhere, five gendarmes injured », 15/1/2012.
[5] Coalition électoraliste constituée par le Parti Social-démocrate, la Parti National Libéral et le Parti Conservateur.
[6] Europe1, « Roumanie : la démission du gouvernement exigée », 18/1/2012.
[7] Radio Romania International, « Pacto social vs. elecciones anticipadas », 25/1/2012.
[8] Le Courrier des Balkans, « « Indignés » de Roumanie : les raisons de la colère », 23/1/2012.
[9] Le Petit Journal de Bucarest, « Explosions de rue », 17/1/2012.
[2] Rappelons que récemment, face à une plainte de deux fonctionnaires roumains qui dénonçaient la réduction de 25% de leur salaire comme une violation des Droits de l’Homme, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a « validé les mesures d’austérité prises par le gouvernement roumain en 2010 (…) Selon la CEDH, l’État roumain n’a violé aucun droit fondamental en réduisant les salaires de 25% (…) À travers cette décision, la CEDH a jugé que l’État roumain pouvait prendre de telles mesures. La Cour reconnaît que n’importe quel État a une marge d’appréciation dans le domaine des politiques financières, de manière à stabiliser son équilibre budgétaire » (Le Courrier des Balkans, « Roumanie : des baisses de salaires ‘‘qui ne violent pas les droits de l’homme’’ », 10/1/2012).
[3] Le Monde, « En Roumanie, manifestations contre l’austérité, les privatisations et le gouvernement », 17/1/2012.
[4] NineOclock.ro, « Protests in Bucharest, elsewhere, five gendarmes injured », 15/1/2012.
[5] Coalition électoraliste constituée par le Parti Social-démocrate, la Parti National Libéral et le Parti Conservateur.
[6] Europe1, « Roumanie : la démission du gouvernement exigée », 18/1/2012.
[7] Radio Romania International, « Pacto social vs. elecciones anticipadas », 25/1/2012.
[8] Le Courrier des Balkans, « « Indignés » de Roumanie : les raisons de la colère », 23/1/2012.
[9] Le Petit Journal de Bucarest, « Explosions de rue », 17/1/2012.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire